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ESSAIS DE MONTAIGNE

engendre de terribles éblouissements. Je laisse à part le vulgaire, à qui elle représente tantôt les bisaïeux sortis du tombeau enveloppés en leur suaire, tantôt des loups-garous, des lutins et des chimères ; mais parmi les soldats mêmes, où elle devrait trouver moins de place, combien de fois a-t-elle changé un troupeau de brebis en escadrons de corselets[1] ? des roseaux et des cannes eu gendarmes et lanciers ? nos amis en nos ennemis ? et la croix blanche à la rouge ?

Lorsque Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne, qui était à la garde du bourg Saint-Pierre, fut saisi de tel effroi à la première alarme, que par le trou d’une ruine il se jeta, l’enseigne au poing, hors la ville, droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville ; et à peine enfin, voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se ranger pour le soutenir, estimant que ce fût une sortie que ceux de la ville fissent, il se reconnut, et tournant tête, rentra par ce même trou, par lequel il était sorti plus de trois cents pas avant en la campagne.

Il n’en advint pas du tout si heureusement à l’enseigne du capitaine Julie, lorsque Saint-Paul fut pris sur nous par le comte de Buren et monsieur de Reulx ; car, étant si fort éperdu de frayeur que de se jeter avec son enseigne hors de la villepar une canonnière, il fut mis en pièces par les assaillants. Et, au même siège, fut mémorable la peur qui saisit et glaça si fort le cœur d’un gentilhomme, qu’il en tomba raide mort par terre, à la brèche, sans aucune blessure.

Pareille rage pousse parfois toute une multitude. En

  1. Les corselets étaient de petites cuirasses que portaient les piquiers dans les régiments des gardes.