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CHAPITRE VII.

tation. Outre l’inconvénient naturel que j’en souffre (car certes, vu sa nécessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante déesse), si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, ils disent qu’il n’a point de mémoire ; et quand je me plains du défaut de la mienne, ils me reprennent et mécroient, comme si je m’accusais d’être insensé ; ils ne voient pas de choix en mémoire et entendement. C’est bien empirer mon marché ! Mais ils me font tort, car il se voit par expérience, plutôt au rebours, que les mémoires excellentes se joignent volontiers aux jugements débiles. Ils me font tort aussi en ceci, qui ne sais rien si bien faire qu’être ami, que les mêmes paroles qui accusent ma maladie représentent l’ingratitude ; on se prend de mon affection à ma mémoire, et d’un défaut naturel on en fait un défaut de conscience. « Il a oublié, dit-on, cette prière ou cette promesse ; il ne se souvient point de ses amis ; il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moi. » Certes, je puis aisément oublier, mais de mettre à nonchaloir la charge que mon ami m’a donnée, je ne le fais pas. Qu’on se contente de ma misère sans en faire une espèce de malice, et de la malice autant ennemie de mon humeur !

Je me console aucunement : Premièrement, sur ce que c’est un mal duquel principalement j’ai tiré la raison de corriger un mal pire, qui se fût facilement produit en moi, savoir est l’ambition, car cette défaillance est insupportable à qui s’empêtre des négociations du monde ; que, comme disent plusieurs pareils exemples du progrès de nature, elle a volontiers fortifié d’autres facultés en moi, à mesure que celle-ci s’est affaiblie ; et