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CHAPITRE III.

aux dépens de la justice publique. Titus-Livius dit vrai « que le langage des hommes nourris sous la royauté est toujours plein de vaines ostentations et faux témoignages, » chacun élevant indifféremment son roi à l’extrême ligne de valeur et grandeur souveraine. On peut réprouver la magnanimité de ces deux soldats qui répondirent à Néron, à sa barbe, l’un enquis de lui pourquoi il lui voulait mal : « Je t’aimais quand tu le valais ; mais depuis que tu es devenu parricide, boutefeu, bateleur, cocher, je te hais comme tu mérites ; » l’autre, pourquoi il le voulait tuer : « Parce que je ne trouve autre remède à tes continuels maléfices. » Mais les publics et universels témoignages qui, après sa mort, ont été rendus, et le seront à tout jamais à lui et à tous méchants comme lui, de ses tyrannies et vilains déportements, qui de sain entendement les peut réprouver ?

Il me déplaît qu’en une si saine police que la lacédemonienne, se fut mêlée une si feinte cérémonie. À la mort des rois, tous les confédérés et voisins, et toutes les Ilotes, hommes, femmes, pêle-mêle, se découpaient le front pour témoignage de deuil, et disaient en leurs cris et lamentations, que celui-là, quel qu’il eût été, était le meilleur roi de tous les leurs ; attribuant au rang le loz[1] qui appartenait au mérite, et qui appartient au premier mérite, au postrême et dernier rang.

Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert, sur le mot de Solon, que : « Nul avant mourir ne peut être dit heureux ; » si celui-là même qui a vécu et qui est mort à souhait, peut être dit heureux, si sa renommée va mal,

  1. L’honneur.