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CHAPITRE XXIX.

se fût trouvé des âmes si farouches, qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre, hacher et détrancher les membres d’autrui, aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix lamentables d’un homme mourant en angoisse. Car voilà l’extrême point où la cruauté puisse atteindre. De moi, je n’ai pas su voir seulement, sans déplaisir, poursuivre et tuer une bête innocente qui est sans défense, et de qui nous ne recevons aucune offense : et comme il advient communément que le cerf, se sentant hors d’haleine et de force, n’ayant plus autre remède, se rejette et rend à nous-mêmes qui le poursuivons, nous demandant merci par ses larmes, ce m’a toujours semblé un spectacle très-déplaisant. Je ne prends guère bête en vie à qui je ne redonne les champs ; Pythagore les achetait des pêcheurs et des oiseleurs pour en faire autant.

Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté. Après qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, ce crains-je, elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité ; nul ne prend son ébat à voir des bêtes s’entrejouer et caresser, et nul ne fault de le prendre à les voir s’entredéchirer et démembrer. Et, afin qu’on ne se moque de cette sympathie que j’ai avec elle, la théologie même nous ordonne quelque faveur en leur endroit ; et, considérant qu’un même maître nous a logés en ce palais pour son service, et qu’elles sont