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ESSAIS DE MONTAIGNE.

n’avaient le sens de se raviser, à peine lors même qu’ils étaient accablés sous les coups. Ce n’était à l’aventure que pour rire. Si est-il bien vrai qu’au métier de la guerre les apprentis se jettent bien souvent aux hasards, d’autre inconsidération qu’il ne font après y avoir été échaudés. Voilà pourquoi, quand on juge d’une action particulière, il faut considérer plusieurs circonstances, et l’homme tout entier qui l’a produite, avant la baptiser.

Pour dire un mot de moi-même, j’ai vu quelquefois mes amis appeler prudence en moi ce qui était fortune, et estimer avantage de courage et patience ce qui était avantage de jugement et opinion ; et m’attribuer un titre pour autre, tantôt à mon gain, tantôt à ma perte. Au demeurant, il s’en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfait degré d’excellence, où de la vertu il se fait une habitude, que du second même je n’en ai fait guère de preuves. Je ne me suis mis en grand effort pour brider les désirs de quoi je me suis trouvé pressé ; ma vertu, c’est une vertu ou innocence, pour mieux dire, accidentelle et fortuite. Si je fusse né d’une complexion plus déréglée, je crains qu’il fut allé piteusement de mon fait ; car je n’ai essayé guère de fermeté en mon âme pour soutenir des passions, si elles eussent été tant soit peu véhémentes ; je ne sais point nourrir des querelles et du débat chez moi. Ainsi, je ne me puis dire nul grand merci de quoi je me trouve exempt de plusieurs vices : je le dois plus à ma fortune qu’à ma raison. Elle m’a fait naître d’une race fameuse en prud’hommie et d’un très-bon père ; je ne sais s’il a écoulé en moi partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques et la bonne institution de mon enfance y ont insensiblement