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CHAPITRE XXIX.

garni d’une nature facile et débonnaire, et dégoûtée par soi-même de la débauche et du vice, je ne pense point qu’il y ait doute : car cette tierce et dernière façon, il semble bien qu’elle rende un homme innocent, mais non point vertueux ; exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire : joint que cette condition est si voisine à l’imperfection et à la faiblesse, que je ne sais pas bien comment en démêler les confins et les distinguer ; les noms mêmes de bonté et d’innocence sont à cette cause aucunement noms de mépris. Je vois que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobriété et tempérance, peuvent arriver à nous par défaillance corporelle ; la fermeté aux dangers (si fermeté il la faut appeler), le mépris de la mort, la patience aux infortunes, peuvent venir et se trouvent souvent aux hommes par faute de bien juger de tels accidents et ne les concevoir tels qu’ils sont : la faute d’appréhension et la bêtise contrefont ainsi parfois les effets vertueux ; comme j’ai vu souvent advenir qu’on a loué des hommes de quoi ils méritaient du blâme. Un seigneur italien tenait une fois ce propos en ma présence, au désavantage de sa nation : que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions était si grande, qu’ils prévoyaient les dangers et accidents qui leur pouvaient advenir, de si loin qu’il ne fallait pas trouver étrange si on les voyait souvent à la guerre pourvoir à leur sûreté, voire avant que d’avoir reconnu le péril ; que nous et les Espagnols, qui n’étions pas si fins, allions plus outre ; et qu’il nous fallait faire voir à l’œil et toucher à la main le danger, avant que de nous en effrayer, et que lors aussi nous n’avions plus de tenue ; mais que les Allemands et les Suisses, plus grossiers et plus lourds,