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CHAPITRE XXVIII.

est digne d’être su, peuvent trier, de deux rapports, celui qui est plus vraisemblable ; de la condition des princes et de leur humeur, ils en concluent les conseils et leur attribuent les paroles convenables. Ils ont raison de prendre l’autorité de régler notre créance à la leur ; mais, certes, cela n’appartient à guère de gens.

Ceux d’entre eux, qui est la plus commune façon, nous gâtent tout ; ils veulent nous mâcher les morceaux ; ils se donnent loi de juger, et par conséquent d’incliner l’histoire à leur fantaisie ; car, depuis que le jugement pend d’un côté, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais : ils entreprennent de choisir les choses dignes d’être sues, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruirait mieux ; omettent, pour choses incroyables ; celles qu’ils n’entendent pas, et peut-être encore telle chose, pour ne la savoir dire en bon latin ou français. Qu’ils étalent hardiment leur éloquence et leur discours, qu’ils jugent à leur poste, mais qu’ils nous laissent aussi de quoi juger après eux, et qu’ils n’altèrent ni dispensent, par leurs raccourcissements et par leur choix, rien sur le corps de la matière ; mais qu’ils nous la renvoient pure et entière en toutes ses dimensions.

Le plus souvent on trie, pour cette charge, et notamment en ce siècle-ci, des personnes d’entre le vulgaire, pour cette seule considération, de savoir bien parler, comme si nous cherchions d’y apprendre la grammaire : et eux ont raison, n’ayant été gagés"que pour cela, et n’ayant mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement que de cette partie. Ainsi, à force beaux mots, ils nous vont bâtissant une belle contexture