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CHAPITRE XXVIII.

Plaute pour en faire une des leurs ; ils entassent en une seule comédie cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les fait ainsi se charger de matière, c’est la défiance qu’ils ont de se pouvoir soutenir de leurs propres grâces : il faut qu’ils trouvent un corps où s’appuyer ; et n’ayant pas, du leur, assez de quoi nous arrêter, ils veulent que le conte nous amuse. Il en va de mon auteur tout au contraire ; les perfections et beautés de sa façon de dire nous font perdre l’appétit de son sujet ; sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent partout ; il est partout si plaisant, et nous remplit tant l’âme de ses grâces, que nous en oublions celles de sa fable.

Cette même considération me tire plus avant ; je vois que les bons et anciens poètes ont évité l’affectation et la recherche, non-seulement des fantastiques élévations espagnoles et pétrarchistes, mais des pointes mêmes plus douces et plus retenues, qui sont l’ornement de tous les ouvrages poétiques des siècles suivants. Si n’y a-t-il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui n’admire plus sans comparaison l’égale polissure et cette perpétuelle douceur et beauté florissante des épigrammes de Catulle, que tous les aiguillons de quoi Martiai aiguise la queue des siens. Ces premiers-là, sans s’émouvoir et sans se piquer, se font assez sentir ; ils ont de quoi rire partout, il ne faut pas qu’ils se chatouillent : ceux-ci ont besoin de secours étranger ; à mesure qu’ils ont moins d’esprit, il leur faut plus de corps ; ils montent à cheval parce qu’ils ne sont assez forts sur leurs jambes : tout ainsi qu’en nos bals ces hommes de vile condition qui on tiennent école, pour ne pouvoir représenter le port et la décence de notre noblesse, cher-