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ESSAIS DE MONTAIGNE.

montrer aucune autre plus véhémente affection paternelle que celle-là.

Cassius Severus, homme très-éloquent, et son familier, voyant brûler ses livres, criait que, par même sentence, on le devait quand et quand condamner à être brûlé tout vif ; car il portait et conservait en sa mémoire ce qu’ils contenaient. Pareil accident advint à Cremutius Cordus, accusé d’avoir en ses livres loué Brutus et Cassius : ce sénat vilain, servile et corrompu, et digne d’un pire maître que Tibère, condamna ses écrits au feu. Il fut content de faire compagnie à leur mort, et se tua par abstinence de manger. Le bon Lucain, étant jugé par ce coquin de Néron, sur les derniers traits de sa vie, comme la plupart du sang fut déjà écoulé par les veines des bras qu’il s’était fait tailler à son médecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les extrémités de ses membres et commençait à s’approcher des parties vitales, la dernière chose qu’il eut en sa mémoire, ce furent aucuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu’il récitait ; et mourut ayant cette dernière voix en la bouche. Cela qu’était-ce qu’un tendre et paternel congé qu’il prenait de ses enfants, représentant les adieux et les étroits embrassements que nous donnons aux nôtres en mourant, et un effet de cette naturelle inclination qui rappelle en notre souvenance, en cette extrémité, les choses que nous avons eu les plus chères pendant notre vie[1] ?

Il est peu d’hommes adonnés à la poésie, qui ne se gratifiassent plus d’être pères de l’Enéïde que du plus

  1. Ces exemples tout païens ne méritent pas tant d’éloges.