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ESSAIS DE MONTAIGNE.

dinaire, autour de chez moi, de voir les femmes de village, lorsqu’elles ne peuvent nourrir les enfants de leurs mamelles, appeler des chèvres à leur secours. Ces chèvres sont incontinent duites à venir allaiter ces petits enfants, reconnaissent leur voix quand ils crient, et y accourent : si on leur en présente un autre que leur nourrisson, elles le refusent ; et l’enfant en fait de même d’une autre chèvre. J’en vis un l’autre jour à qui on ôta la sienne, parce que son père ne l’avait qu’empruntée d’un sien voisin : il ne put jamais s’adonner à l’autre qu’on lui présenta, et mourut sans doute de faim. Les bêtes altèrent et abâtardissent, aussi aisément que nous, l’affection naturelle.

Or, à considérer cette simple occasion d’aimer nos enfants pour les avoir engendrés, pour laquelle nous les appelions autres nous-mêmes, il semble qu’il y ait bien une autre production venant de nous qui ne soit pas de moindre recommandation : car ce que nous engendrons par l’âme, les enfantements de notre esprit, de notre courage et suffisance, sont produits par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nôtres ; nous sommes père et mère ensemble en cette génération. Ceux-ci nous coûtent bien plus cher, et nous apportent plus d’honneur, s’ils ont quelque chose de bon : car la valeur de nos autres enfants est beaucoup plus leur que nôtre, la part que nous y avons est bien légère ; mais de ceux-ci, toute la beauté, toute la grâce et prix est nôtre. Par ainsi, ils nous représentent et nous rapportent bien plus vivement que les autres. Platon ajoute que ce sont ici des enfants immortels qui immortalisent leurs pères, voire et les déifient, comme Lycurgue, Solon, Minos. Or, les