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CHAPITRE XXVII.

donné plus de crédit en certains lieux qu’aux autres. Il est dangereux de laisser à leur jugement la dispensation de notre succession selon le choix qu’elles feront des enfants, qui est à tous les coups inique et fantastique : car cet appétit déréglé et goût malade qu’elles ont au temps de leurs grossesses, elles l’ont en l’âme en tout temps. Communément on les voit s’adonner aux plus faibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encore au col. Car n’ayant point assez de force de discours pour choisir et embrasser ce qui le vaut, elles se laissent plus volontiers aller où les impressions de nature sont plus seules ; comme les animaux, qui n’ont connaissance de leurs petits que pendant qu’ils tiennent à leurs mamelles[1]. Au demeurant, il est aisé à voir, par expérience, que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d’autorité, a les racines bien faibles : pour un fort léger profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfants d’entre les bras des mères, et leur faisons prendre les nôtres en charge ; nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chétive nourrice à qui nous ne voulons pas commettre les nôtres, ou à quelque chèvre, leur défendant non-seulement de les allaiter, quelque danger qu’ils en puissent encourir, mais encore d’en avoir aucun soin, pour s’employer du tout au service des nôtres ; et voit-on, en la plupart d’entre elles, s’engendrer bientôt, par accoutumance, une affection bâtarde plus véhémente que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conservation des enfants empruntés que des leurs propres. Et ce que j’ai parlé des chèvres, c’est d’autant qu’il est or-

  1. Tous ces jugements sur les femmes sont païens.