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ESSAIS DE MONTAIGNE

de moi que rudesse, ni senti qu’une façon tyrannique. »

Je trouve que cette plainte était bien prise et raisonnable : car, comme je sais par une trop certaine expérience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de nos amis que celle que nous apporte la science de n’avoir rien oublié à leur dire et d’avoir eu avec eux une parfaite et entière communication. O mon ami[1] ! en vaux-je mieux d’en avoir le goût ? ou si j’en vaux moins ? J’en vaux certes bien mieux ; son regret me console et m’honore : est-ce pas un pieux et plaisant office de ma vie d’en faire à tout jamais les obsèques ? est-il jouissance qui vaille cette privation ?

Je m’ouvre aux miens tant que je puis et leur signifie très-volontiers l’état de ma volonté et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun : je me hâte de me produire et de me présenter, car je ne veux pas qu’on s’y mécompte, de quelque part que ce soit. Entre autres coutumes particulières qu’avaient nos anciens Gaulois, à ce que dit César, celle-ci en était l’une, que les enfants ne se présentaient aux pères, ni s’osaient trouver en public en leur compagnie, que lorsqu’ils commençaient à porter les armes ; comme s’ils eussent voulu dire que lors il était aussi saison que les pères les reçussent en leur familiarité et accointance.

J’ai vu encore une autre sorte d’indiscrétion en aucuns pères de mon temps, qui ne se contentent pas d’avoir privé, pendant leur longue vie, leurs enfants de la part qu’ils devaient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore après eux à leurs femmes cette même

  1. La Boëtie.