Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/220

Cette page n’a pas encore été corrigée
214
ESSAIS DE MONTAIGNE

par conséquent encore de penser à soi. L’orgueil gît en la pensée ; la langue n’y peut avoir qu’une bien légère part.

De s’amuser à soi, il leur semble que c’est se plaire en soi ; de se hanter et pratiquer, que c’est se trop chérir ; mais cet excès naît seulement en ceux qui ne se tâtent que superficiellement ; qui se voient après leurs affaires ; qui appellent rêverie et oisiveté de s’entretenir de soi ; et s’étoffer et bâtir, faire des châteaux en Espagne, s’estimant chose tierce et étrangère à eux-mêmes. Si quelqu’un s’enivre de sa science, regardant sous soi, qu’il tourne les yeux au-dessus, vers les siècles passés, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d’esprits qui le foulent aux pieds. S’il entre en quelque flatteuse présomption de sa vaillance, qu’il se ramentoive les vies de Scipion, d’Épaminondas, de tant d’armées, de tant de peuples, qui le laissent si loin derrière eux. Nulle particulière qualité n’enorgueillira celui qui mettra quand et quand en compte tant d’imparfaites et faibles qualités autres qui sont en lui, et au bout la nihilité de l’humaine condition. Parce que Socrate avait seul mordu à certes[1] au précepte de son Dieu, « de se connaître, » et par cette étude était arrivé à se mépriser, il fut estimé seul digne du nom de sage. Qui se connaîtra ainsi, qu’il se donne hardiment à connaître par sa bouche.

  1. Sincèrement, sérieusement.