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ESSAIS DE MONTAIGNE

Cette récordation que j’en ai fort empreinte en mon âme, me représentant son visage et son idée si près du naturel, me concilie aucunement à elle. Quand je commençai à y voir, ce fut d’une vue si trouble, si faible et si morte, que je ne discernais encore rien que la lumière. Quant aux fonctions de l’âme, elles naissaient avec même progrès que celles du corps. Je me vis tout sanglant ; car mon pourpoint était taché partout du sang que j’avais rendu. La première pensée qui me vint, fut que j’avais une arquebusade en la tête ; de vrai, en même temps, il s’en tirait plusieurs autour de nous. Il me semblait que ma vie ne me tenait plus qu’au bout des lèvres ; je fermais les yeux pour aider, ce me semblait, à la pousser hors, et prenais plaisir à m’alanguir et à me laisser aller. C’était une imagination qui ne faisait que nager superficiellement en mon âme, aussi tendre et aussi faible que tout le reste, mais à la vérité non-seulement exempte de déplaisir, mais mêlée à cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil.

Je crois que c’est ce même état où se trouvent ceux qu’on voit défaillants de faiblesse en l’agonie de la mort ; et tiens que nous les plaignons sans cause, estimant qu’ils soient agités de grièves douleurs, ou qu’ils aient l’âme pressée de cogitations pénibles. Ç’a été toujours mon avis, contre l’opinion de plusieurs, et même d’Étienne de la Boëtie, que ceux que nous voyons ainsi renversés et assoupis aux approches de leur fin, ou accablés de la longueur du mal, ou par accident d’une apoplexie, ou mal caduc, ou blessés en la tête, que nous oyons rommeler[1]

  1. Grommeler.