Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/198

Cette page n’a pas encore été corrigée
192
ESSAIS DE MONTAIGNE

juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace. Si la constance ne s’y maintient de son seul fondement, si la variété des occurrences lui fait changer de pas (je dis de voie, car le pas s’en peut ou hâter, ou appesantir), laissez-le courre ; celui-là s’en va avau le vent, comme dit la devise de notre Talbot.

Ce n’est pas merveille, se dit un ancien, que le hasard puisse tant sur nous, puisque nous vivons par hasard[1]. À qui n’a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières ; il est impossible de ranger les pièces à qui n’a une forme du total en sa tête ; à quoi faire la provision des couleurs à qui ne sait ce qu’il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n’en délibérons qu’à parcelles. L’archer doit premièrement savoir où il vise, et puis y accommoder la main, l’arc, la corde, la flèche et les mouvements : nos conseils fourvoient, parce qu’ils n’ont pas d’adresse et de but : nul vent ne fait, pour celui qui n’a point de port destiné. Je ne suis pas d’avis de ce jugement qu’on fit pour Sophocle, de l’avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l’accusation de son fils, pour avoir vu l’une de ses tragédies ; ni ne trouve la conjecture des Pariens, envoyés pour réformer les Milésiens, suffisante à la conséquence qu’ils en tirèrent : visitant l’île, ils remarquaient les terres mieux cultivées et maisons champêtres mieux gouvernées ; et, ayant enregistré le nom des maîtres d’icelles, comme ils eurent fait l’assemblée des citoyens en la ville, ils nommèrent ces maitres-là pour nouveaux gouver-

  1. Pensée absolument païenne.