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AVERTISSEMENT

piquant, l’imprévu de l’expression, l’étonnante originalité de la pensée, cette fécondité inépuisable, qui lui fera redire vingt fois la même chose avec une verve toujours nouvelle. Eh bien ! malgré ces incontestables qualités, nous affirmons que, sauf un petit nombre d’hommes obsédés par un imperturbable fétichisme, personne ne lira les Essais d’un bout à l’autre, sans ressentir un profond ennui, sans tourner rapidement les nombreux feuillets de chapitres interminables. C’est que, avec la meilleure volonté du monde, l’esprit ne peut longtemps supporter ces fréquentes répétitions, ces exemples plus ou moins bien appliqués, ces citations sans fin, et surtout ce désordre de composition, dont Montaigne se faisait un mérite, et qui n’en est pas moins un véritable défaut.

D’où vient donc l’immense réputation de cet auteur ? On verra dans un instant ce qu’en pensaient les bons esprits de notre grande époque littéraire. Quant à l’engoûment des philosophes du siècle dernier et de nos contemporains, leurs héritiers, le secret en est facile à trouver. Pour eux, les Essais sont un arsenal où se trouvent à peu près toutes les armes qu’ils désirent tourner contre la religion et la morale ; armes d’autant plus dangereuses, qu’elles sont comme enveloppées sous le manteau de la philosophie antique. En effet, Montaigne confond, dans un pêle-mêle universel, la doctrine de Socrate, de Plutarque, de Sénèque, avec la doctrine de Jésus-Christ. Il trouve, dans chaque forme du polythéisme, presque autant de vérité que dans la religion chrétienne ; ou plutôt, cette dernière est pour lui comme non avenue, et ses déductions sont purement païennes.

Et cependant, on peut croire que ses plus intimes convictions étaient catholiques : ce phénomène singulier n’est pas inexplicable. Enseveli, pour ainsi dire, dans l’étude des philosophes anciens, Montaigne n’est plus de son siècle ; il écrit comme un ardent disciple de Socrate, de Platon, de Sénèque