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CHAPITRE XIX.

faire sentir une plus expresse volonté et plus respectueuse, ils n’ont plus de manière pour l’exprimer.

Je hais à mort de sentir le flatteur, qui fait que je me jette naturellement à un parler sec, rond et cru, qui tire, à qui ne me connaît d’ailleurs, un peu vers le dédaigneux. J’honore le plus ceux que j’honore le moins ; et, où mon âme marche d’une grande allégresse, j’oublie les pas de la contenance ; et m’offre maigrement et fièrement à ceux à qui je suis, et me présente moins à qui je me suis le plus donné. Il me semble qu’ils le doivent lire en mon cœur, et que l’expression de mes paroles fait tort à ma conception. À bienveigner, à prendre congé, à remercier, à saluer, à présenter mon service, et tels compliments verbeux des lois cérémonieuses de notre civilité, je ne connais personne si sottement stérile de langage que moi ; et n’ai jamais été employé à faire des lettres de faveur et recommandation que celui pour qui c’était n’ait trouvées sèches et lâches.

Ce sont grands imprimeurs de lettres que les Italiens ; j’en ai, ce crois-je, cent divers volumes : celles d’Annibal Caro me semblent les meilleures.

J’écris mes lettres toujours en poste, et si précipiteusement que, quoique je peigne insupportablement mal, j’aime mieux écrire de ma main que d’y en employer une autre ; car je n’en trouve point qui me puisse suivre, et ne les transcris jamais. J’ai accoutumé les grands qui me connaissent à y supporter des litures et des traçures, et un papier sans pliure et sans marge. Celles qui me coûtent le plus sont celles qui valent le moins ; depuis que je les traîne, c’est signe que je n’y suis pas. Je commence volontiers sans projet ; le premier trait produit le second.