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ESSAIS DE MONTAIGNE

J’ajouterai encore un conte que nous lisons de lui à ce propos, pour nous faire toucher au doigt son naturel. Il avait à orer en public, et était un peu pressé du temps pour se préparer à son aise. Eros, l’un de ses serfs, le vint avertir que l’audience était remise au lendemain : il en fut si aise, qu’il lui donna la liberté pour cette bonne nouvelle.

Sur ce sujet de lettres, je veux dire ce mot, que c’est un ouvrage auquel mes amis tiennent que je puis quelque chose : et eusse pris plus volontiers cette forme à publier mes verves, si j’eusse eu à qui parler. Il me fallait, comme je l’ai eu autrefois, un certain commerce qui m’attirât, qui me soutînt et soulevât, car de négocier au vent comme d’autres, je ne saurais que de songe, ni forger de vains noms à entretenir en chose sérieuse : ennemi juré de toute espèce de falsification. J’eusse été plus attentif et plus sûr, ayant une adresse forte et amie, que regardant les divers visages d’un peuple ; et suis déçu s’il ne m’eût mieux succédé. J’ai naturellement un style comique et privé ; mais c’est d’une forme mienne, inepte aux négociations publiques, comme en toutes façons est mon langage, trop serré, désordonné, coupé, particulier ; et ne m’entends pas en lettres cérémonieuses, qui n’ont autre substance que d’une belle enfilure de paroles courtoises. Je n’ai ni la faculté ni le goût de ces longues offres d’affection et de service ; je n’en crois pas tant, et me déplaît d’en dire guère outre ce que j’en crois. C’est bien loin de l’usage présent ; car il ne fut jamais si abject et servile prostitution de présentation ; la vie, l’âme, dévotion, adoration, serf, esclave, tous ces mots y courent si vulgairement que, quand ils veulent