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ESSAIS DE MONTAIGNE

du maniement des affaires et des grandeurs les retirer à la solitude. Vous avez, disent-ils, vécu nageant et flottant jusqu’à présent ; venez-vous-en mourir au port. Vous avez donné le reste de votre vie à la lumière ; donnez ceci à l’ombre. Il est impossible de quitter les occupations, si vous n’en quittez le fruit : à cette cause, défaites-vous de tout soin de nom et de gloire ; il est danger que la lueur de vos actions passées ne vous éclaire que trop, et vous suive jusque dans votre tanière. Quittez avec les autres voluptés celle qui vient de l’approbation d’autrui : et quant à votre science et suffisance, ne vous chaille[1] ; elle ne perdra pas son effet, si vous en valez mieux vous-même. Souvienne-vous de celui à qui, comme on demanda à quoi faire il se peinait si fort en un art qui ne pouvait venir à la connaissance de guères de gens : — J’en ai assez de peu, répondit-il ; j’en ai assez d’un, j’en ai assez de pas un.

Il disait vrai. Vous et un compagnon êtes assez suffisant théâtre l’un à l’autre, ou vous à vous-mêmes ; que le peuple vous soit un, et un vous soit tout le peuple. C’est une lâche ambition de vouloir tirer gloire de son oisiveté et de sa cachette ; il faut faire comme les animaux qui effacent la trace à la porte de leur tanière. Ce n’est plus ce qu’il vous faut chercher, que le monde parle de vous, mais comme il faut que vous parliez à vous-mêmes. Retirez-vous en vous ; mais préparez-vous premièrement de vous y recevoir ; ce serait folie de vous fier à vous-mêmes, si vous ne vous savez gouverner. Il y a moyen defaillir en la solitude comme en la compagnie. Jusqu’à

  1. Ne vous importe.