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CHAPITRE XVIII.

de nos femmes, de nos enfants et de nos gens. Nos affaires ne nous donnaient pas assez de peine, prenons encore, à nous tourmenter et rompre la tête, de celles de nos voisins et amis.

La solitude me semble avoir plus d’apparence et de raison à ceux qui ont donné au monde leur âge plus actif et florissant, suivant l’exemple de Thalès. C’est assez vécu pour autrui ; vivons pour nous, au moins ce bout de vie : ramenons à nous et à notre aise nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite : elle nous empêche assez, sans y mêler d’autres entreprises. Puisque Dieu nous donne loisir de disposer de notre délogement, préparons-nous-y ; plions bagage, prenons de bonne heure congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces violentes prises qui nous engagent ailleurs et éloignent de nous.

Il faut dénouer ces obligations si fortes ; et meshui aimer ceci et cela, mais n’épouser rien que soi : c’est-à-dire, le reste soit à nous, mais non pas joint et collé en façon qu’on ne le puisse déprendre sans nous écorcher, et arracher ensemble quelque pièce du nôtre. La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. Il est temps de nous dénouer de la société, puisque nous n’y pouvons rien apporter : et qui ne peut prêter, qu’il se défende d’emprunter. Nos forces nous faillent : retirons-les et les resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soi les offices de l’amitié et de la compagnie, qu’il le fasse. En cette chute qui le rend inutile, pesant et importun aux autres, qu’il se garde d’être importun à soi-même et pesant et inutile. Qu’il se flatte et caresse, et surtout se régente, respectant et craignant