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ESSAIS DE MONTAIGNE

et solitude. En celle-ci faut-il prendre notre ordinaire entretien de nous à nous-mêmes, et si privé que nulle accointance ou communication étrangère y trouve place ; y discourir et y vivre, comme sans femme, sans enfants et sans biens, sans train et sans valets, afin que quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une âme contournable en soi-même ; elle se peut faire compagnie ; elle a de quoi assaillir et de quoi défendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons pas en cette solitude nous croupir d’oisiveté ennuyeuse.

La vertu se contente de soi, sans disciplines, sans paroles, sans effets. En nos actions accoutumées, de mille il n’en est pas une qui nous regarde. Celui que tu vois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soi, en butte à tant d’arquebusades, et cet autre tout cicatrisé, transi et pâle de faim, délibéré de crever plutôt que de lui ouvrir la porte, penses-tu qu’ils y soient pour eux ? pour tel, à l’aventure, qu’ils ne virent oncques, et qui ne se donne aucune peine de leur fait, plongé cependant en l’oisiveté et aux délices. Celui-ci, tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir après minuit d’une étude, penses-tu qu’il cherche parmi les livres comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage ? nulles nouvelles : il y mourra, ou il apprendra à la postérité la mesure des vers de Piaute et la vraie orthographe d’un mot latin. Qui ne contréchange volontiers la santé, le repos et la vie à la réputation et à la gloire, la plus inutile, vaine et fausse monnaie qui soit en notre usage ? Notre mort ne nous faisait pas assez de peur ; chargeons-nous encore de celle