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CHAPITRE XVII.

ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années), elle n’avait point à perdre temps, et n’avait à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi ; ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille ; c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, la mena se plonger et se perdre dans la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille ; je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût sien ou mien.

Quand Lelius, en présence des consuls romains, lesquels, après la condamnation de Tibérius Gracchus, poursuivaient tous ceux qui avaient été de son intelligence, vint à s’enquérir de Caïus Blossius (qui était le principal de ses amis), combien il eût voulu faire pour lui, et qu’il eût répondu : « Toutes choses ; — Comment toutes choses ? suit-il ; et quoi ! s’il t’eût commandé de mettre le feu en nos temples ? — Il ne me l’eût jamais commandé, répliqua Blossius. — Mais s’il l’eût fait ? ajouta Lelius. — J’y eusse obéi, » répondit-il. S’il était si parfaitement ami de Gracchus, comme disent les histoires, il n’avait que faire d’offenser les consuls par cette dernière et har-