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ESSAIS DE MONTAIGNE

chant ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la loi et l’obligation naturelle nous commando, il y a d’autant moins de notre choix et liberté volontaire ; et notre liberté volontaire n’a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l’affection et amitié.

Ce n’est pas que je n’aie essayé de ce côté-là tout ce qui en peut être, ayant eu le meilleur père qui fut oncques, et le plus indulgent jusqu’à son extrême vieillesse ; et étant d’une famille fameuse de père en fils et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle.

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Il y a, au-delà de tout mon discours et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyons l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports ; je crois par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms ; et, à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès-lors