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ESSAIS DE MONTAIGNE

ans à entendre les mots et les coudre en clauses[1] encore autant à en proportionner un grand corps, étendu en quatre ou cinq parties ; autres cinq, pour le moins, à les savoir brièvement mêler et entrelacer de quelque subtile façon. Laissons-le à ceux qui en font profession expresse.

Allant un jour à Orléans, je trouvai dans cette plaine, au-deçà de Cléry, deux régents qui venaient à Bordeaux, environ à cinquante pas l’un de l’autre ; plus loin, derrière eux, je voyais une troupe et un maître en tête, qui était feu M. le comte de La Rochefoucault. Un de mes gens s’enquit au premier de ces régents, qui était ce gentilhomme qui venait après lui ; lui, qui n’avait pas vu ce train qui le suivait, et qui pensait qu’on lui parlât de son compagnon, répondit plaisamment : « Il n’est pas gentilhomme, c’est un grammairien ; et je suis logicien. » Or, nous qui cherchons ici, au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme, laissons-les abuser de leur loisir ; nous avons affaire ailleurs. Mais que notre disciple soit bien pourvu de choses ; les paroles ne suivront que trop ; il les traînera si elles ne veulent suivre. J’en entends qui s’excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d’avoir la tête pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d’éloquence ne les pouvoir mettre en évidence : c’est une baie. Savez-vous, à mon avis, ce que c’est que cela ? ce sont des ombrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu’ils ne peuvent démêler et éclaircir au-dedans, ni par conséquent produire au-dehors ; ils ne s’entendent pas encore eux-mêmes ; et voyez-les un peu

  1. En phrases, en périodes.