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ESSAIS DE MONTAIGNE

rire, non par quelques épicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables : elle a pour son but la vertu, qui n’est pas, comme dit l’école, plantée à la tête d’un mont coupé, rabotteux et inaccessible : ceux qui l’ont approchée la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et florissante, d’où elle voit bien sous soi toutes choses ; mais si peut-on y arriver, qui en sait l’adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment, et d’une pente facile et polie, comme est celle des voûtes célestes. Pour n’avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, délicieuse, pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d’aigreur, de déplaisir, de crainte et de contrainte, ils sont allés selon leur faiblesse feindre cette sotte image, triste, querelleuse, dépite, menaceuse, mineuse ; et la placer sur un rocher à l’écart, parmi des ronces, fantômes à étonner les gens.

Mon gouverneur, qui connaît devoir remplir la volonté de son disciple autant ou plus d’affection que de révérence envers la vertu, lui fera cette leçon : Que le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utililé et plaisir de son exercice ; si éloigné de difficulté, que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. Le réglement, c’est son outil, non pas la force. Socrate quitte à escient sa force pour glisser en la naïveté et aisance de son progrès. C’est la mère nourrice des plaisirs humains ; en les rendant justes, elle les rend sûrs et purs ; les modérant, elle les tient en haleine et en appétit ; retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise envers ceux qu’elle nous laisse. Si la fortune commune lui faut, elle lui échappe, ou elle s’en passe, et