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ESSAIS DE MONTAIGNE

une pièce haute, riche et élevée jusqu’aux nues. Si j’eusse trouvé la pente douce et la montée un peu alongée, cela eût été excusable : c’était un précipice si droit et si coupé que, des six premières paroles, je connus que je m’envolais en l’autre monde ; de là je découvris la fondrière d’où je venais, si basse et si profonde, que je n’eus oncques puis le cœur de m’y ravaler. Si j’étoffais l’un de mes discours de ces riches dépouilles, il éclairerait par trop la bêtise des autres. Reprendre en autrui mes propres fautes ne me semble non plus incompatible que de reprendre, comme je fais souvent, celles d’autrui en moi : il les faut accuser partout et leur ôter tout lieu de franchise. Si sais-je combien audacieusement j’entreprends moi-même, à tout coup, de m’égaler à mes larcins, d’aller pair à pair quand et eux, non sans une téméraire espérance que je puisse tromper les yeux des juges à les discerner ; mais c’est autant par le bénéfice de mon application, que par le bénéfice de mon invention et de ma force. Et puis, je ne lutte point en gros ces vieux champions-là, et corps à corps ; c’est par reprises, menues et légères atteintes ; je ne m’y aheurte pas ; je ne fais que les tàter ; et ne vais point tant comme je marchande d’aller. Si je leur pouvais tenir palot[1], je serais honnête homme ; car je ne les entreprends que par où ils sont les plus raides. De faire ce que j’ai découvert d’aucun, se couvrir des armes d’autrui jusqu’à ne montrer pas seulement le bout de ses doigts ; conduire son dessein, comme il est aisé aux savants en une matière commune, sous les inventions anciennes rapiécées par-ci par-là : à ceux qui

  1. Si je pouvais aller de pair avec eux.