Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/89

Cette page n’a pas encore été corrigée

messes pour obtenir des aveux. — Le monde que nous habitons, envisagé à quelque point de vue que ce soit ou pris dans son ensemble, est plein d’imperfections ; cependant rien n’est inutile dans la nature, pas même les inutilités ; rien n’existe dans cet univers qui n’y occupe la place à laquelle il convient. Notre être est une agglomération de qualités qui sont autant de maladies : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir ont élu domicile en nous et cela si naturellement, que nous en retrouvons des traces même chez les animaux. La cruauté elle-même, ce vice si contre nature, y a place, car, en même temps que nous sommes pris de compassion, nous éprouvons en nous-mêmes je ne sais quel sentiment aigre-doux de volupté malsaine au spectacle des souffrances d’autrui ; les enfants eux-mêmes le ressentent : « Il est doux, pendant la tempête, de contempler du rivage les vaisseaux luttant contre la fureur des flots (Lucrèce). » Celui qui arracherait du cœur de l’homme le germe de ces mauvais sentiments, détruirait en lui les conditions essentielles de la vie. — Dans tout gouvernement il y a de même des charges nécessaires, qui non seulement sont abjectes mais encore vicieuses ; le vice y tient son rang et s’emploie à souder les éléments divers dont se compose la société, comme le poison à la conservation de notre santé. S’il devient excusable, parce qu’il fait besoin et que son emploi, nécessaire à l’intérêt commun, en efface sa véritable qualification, il faut en laisser la pratique aux citoyens plus énergiques et mieux trempés que les autres, que n’arrête pas la crainte de sacrifier leur honneur et leur conscience pour le salut de leur pays, comme jadis ces héros de l’antiquité qui lui sacrifiaient leur vie ; nous autres, qui sommes de caractère plus faible, n’abordons que des rôles plus faciles et présentant moins de risques. L’intérêt public veut qu’on trahisse, qu’on mente, qu’on tue, chargeons de ces missions des gens plus obéissants et plus souples que nous ne sommes.

J’ai vu souvent, avec dépit, des juges provoquer par fraude les aveux des criminels, en leur donnant de fausses espérances de faveur ou de pardon, y employant la tromperie et l’impudence. Il siérait mieux à la justice, et même à Platon qui prône ces errements, d’user de moyens se rapprochant davantage de ce que j’en pense. Une justice pareille est dans une mauvaise voie, et j’estime qu’elle se fait ainsi autant de tort par elle-même, que lui en font ceux qui la critiquent.

Dans le peu d’affaires politiques auxquelles Montaigne a été mêlé, il a toujours cru de son devoir de se montrer franc et consciencieux. — Il n’y a pas longtemps, je répondais à quelqu’un que j’aurais grand’peine à trahir les intérêts du prince pour servir un particulier, et que je serais très désolé de trahir les intérêts d’un particulier pour la cause du prince ; je ne déteste pas seulement tromper, je hais de même qu’on se trompe sur moi et ne veux en donner ni sujet, ni occasion ; aussi, dans les quelques négociations entre nos princes auxquelles j’ai été employé au cours