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LIVRE TROISIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

De ce qui est utile et de ce qui est honnête.

Personne n’est exempt de dire des niaiseries, le mal est d’y mettre de la prétention : « Cet homme va probablement nous dire avec emphase quelques grosses sottises (Térence). » Ce second point ne me touche pas ; je ne prends pas garde, plus que cela ne vaut, aux balivernes qui m’échappent ; et c’est heureux pour elles, car je les désavouerais immédiatement, si elles devaient me coûter quoi que ce soit ; je ne les achète, ni les vends au delà de leur valeur ; j’écris comme je parle au premier venu que je rencontre ; pourvu que je demeure dans la vérité, cela me suffit.

La perfidie est si odieuse, que les hommes les plus pervers ont parfois refusé de l’employer, même quand ils avaient intérêt à le faire. — Qui ne doit détester la perfidie, puisque Tibère lui-même refusa d’y avoir recours, alors qu’il avait grand intérêt à en user ? On lui mandait d’Allemagne que s’il le trouvait bon, on le débarrasserait d’Arminius par le poison. C’était l’ennemi le plus puissant qu’eussent les Romains ; il avait fort malmené leurs troupes commandées par Varus et, seul, il faisait obstacle à ce qu’ils étendissent leur domination sur ces contrées. Tibère répondit que le peuple romain avait coutume de se venger ouvertement de ses ennemis, les armes à la main, et non traîtreusement et à la dérobée ; et il renonça à ce qui lui eût çté utile pour faire ce qui était honnête. « C’était un effronté », me direz-vous. Je le crois, mais des faits semblables ne sont pas rares chez des gens en sa situation, et la reconnaissance de la vertu par la bouche de qui la hait, a son importance ; d’autant que c’est la vérité qui le contraint à cet aveu et que s’il ne veut pas la pratiquer, au moins cherche-t-il à s’en couvrir pour s’en parer.

L’imperfection de la nature humaine est si grande, que des vices et des passions très blâmables sont souvent nécessaires à l’existence des sociétés ; c’est ainsi que la justice recourt souvent, et bien à tort, à de fausses pro-