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pas reconnaître qu’il en est ainsi, soit par mon propre exemple, à la vérité sans conséquence, soit par le leur, qu’ils le reconnaissent par ce qu’en pensait Socrate, le maître des maîtres, dont Antisthène disait à ses disciples : « Allons, vous et moi, écouter Socrate ; là, je serai disciple au même degré que vous. » Ce même philosophe, dissertant sur ce dogme de la secte des Stoïciens à laquelle il appartenait, « que la vertu suffit à assurer le bonheur de la vie et que l’on n’avait besoin de rien autre », ajoutait : « sinon de la force d’âme de Socrate ».

Étudiant sans cesse les autres pour se mieux connaître, Montaigne en était arrivé à les juger avec assez de discernement. Quel service on rend à qui sait l’entendre, de lui dire avec franchise ce qu’on pense de lui ! — L’attention que, depuis si longtemps, j’apporte à me considérer, me dispose à juger aussi des autres avec assez de discernement, et il est peu de choses dont je parle avec plus de compétence et de réussite. Il m’est arrivé souvent de voir et de distinguer plus exactement qu’ils ne s’en rendaient compte eux-mêmes, les bonnes et mauvaises dispositions en lesquelles se trouvaient mes amis ; il en est que j’ai étonnés par l’exactitude de mes indications et que j’ai mis en garde contre eux-mêmes. Habitué depuis l’enfance à étudier ma vie en me mirant dans celle des autres, j’ai acquis, sous ce rapport, une réelle aptitude à les scruter ; et, pour peu que j’y pense, je ne laisse guère échapper rien de ce qui se produit autour de moi pouvant y aider contenances, humeurs, raisonnements. J’étudie tout, ce qu’il me faut éviter comme ce qu’il me faut imiter. Aussi, chez mes amis, je reconnais, par ce qu’ils font, l’état d’âme dans lequel ils se trouvent ; non cependant pour classer en genres et en chapitres cette infinie variété d’actions si diverses par leur nature et leur forme, et rattacher ensuite ces premiers groupes à des classes et ordres déjà déterminés, « car on ne saurait dire tous les noms, ni distinguer toutes les espèces, tant le nombre en est grand (Virgile) ». Aux savants de parler et émettre ce qui leur vient à l’idée en bien précisant et entrant dans le détail ; chez moi qui ne vois que ce que l’usage m’apprend sans qu’aucune règle me guide, les appréciations ne prennent corps qu’à la longue, comme chose qui ne peut se dire tout d’une fois et en bloc, tout n’étant pas à l’unisson et parfaitement réglé dans les âmes communes et d’ordre inférieur comme sont les nôtres. La sagesse est un bâtiment solide et qui constitue un tout ; chaque pièce y a sa place et porte sa marque : « Il n’y a que la sagesse qui soit tout entière renfermée en elle-même (Cicéron). » Je laisse aux artistes, et ne sais s’ils en viennent à bout quand il s’agit de choses si confuses, si ténues, où le hasard a tant de part, de ranger par catégories ces variétés infinies de physionomies, de fixer nos indécisions et d’y introduire de l’ordre. Non seulement je trouve difficile de rattacher nos actions les unes aux autres, mais, même pour chacune, de lui trouver une qualité essentielle qui permette de la désigner d’une