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Se connaître soi-même est la science capitale ; celui qui sait, hésite et est modeste ; l’ignorant est affirmatif, querelleur et opiniâtre. — Cet avertissement « de se connaître soi-même » doit être pour chacun d’une importance capitale, puisque le dieu de science et de lumière la fit inscrire au fronton de son temple, comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller ; Platon dit que la prudence n’est autre que la mise en application de cette maxime et Socrate, dans Xénophon, la développe avec grands détails. En toute science, ceux-là seuls qui s’en occupent en aperçoivent les difficultés et les obscurités, car il faut encore certaine connaissance pour remarquer qu’on ignore ; c’est en poussant une porte, qu’on sait si elle nous est fermée. C’est ce qui a donné naissance à cet aphorisme de l’école de Platon qui semble n’être qu’un simple trait d’esprit : « Ceux qui savent n’ont pas à s’enquérir, puisqu’ils savent ; ceux qui ne savent pas, n’ont pas davantage à le faire, puisque pour s’enquérir il faut savoir ce dont on s’enquiert. » Ici « se connaître soi-même » signifie que, bien que chacun se montre très affirmatif, satisfait de lui-même et se croit suffisamment entendu, de fait il ne sait rien, comme le démontre Socrate à Euthydème. Moi, qui ne pense pas autrement, je trouve que ces paroles ont une profondeur et sont d’une variété d’application si infinie, que ce que j’apprends n’a d’autre résultat que de me faire sentir combien il me reste à apprendre. À ma faiblesse si souvent constatée, je dois ma disposition d’esprit à la modestie, à obéir aux croyances qui me sont d’obligation, à apporter un calme constant et de la modération dans mes opinions, et la haine que j’éprouve pour cette arrogance importune et querelleuse, ennemie capitale de toute discipline et de toute vérité, de ceux qui ne croient et ne se fient qu’à eux-mêmes. Écoutez-les professer ; les premières sottises qu’ils mettent en avant, ils les formulent dans un langage de prophète et de législateur : « Rien n’est plus honteux que d’affirmer et de décider, avant d’avoir compris et de savoir (Cicéron). » — Aristarque disait qu’on avait à peine trouvé anciennement sept sages dans le monde entier et que, de son temps, on aurait peine à trouver sept ignorants ; n’aurions-nous pas plus de raison que lui, de le dire de notre époque ? L’affirmation et l’opiniâtreté sont des signes indéniables de la bêtise : tel convaincu d’ignorance cent fois par jour, se pavane nonobstant aussi affirmatif, aussi entier dans ses dires après qu’avant ; vous diriez que depuis sa dernière avanie, on lui a infusé quelque âme nouvelle et retrempé l’entendement, ainsi qu’il arrivait à cet ancien fils de la Terre qui reprenait une ardeur et une force nouvelles dans chacune de ses chutes : « qui, lorsqu’il avait touché sa mère, sentait une nouvelle vigueur renaître dans ses membres épuises (Lucain) » ; cet entêté imbécile pense peut-être reprendre un nouvel esprit pour recommencer une nouvelle lutte. C’est par expérience que j’accuse l’ignorance humaine d’être, d’après moi, ce que produit de plus certain l’école du monde. Ceux qui ne veulent