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conçoit contre elle une haine mieux justifiée. Qui se souvient des maux qu’il a soufferts, de ceux dont il a été menacé, des circonstances sans gravité qui ont pu le troubler, se prépare par là aux agitations futures et à bien juger son état. La vie de César ne nous est pas d’un exemple plus efficace que la nôtre ; que ce soit celle d’un empereur ou celle d’un homme du peuple, c’est toujours une vie en butte à tous les accidents humains. Prêtons l’oreille à cette voix intérieure, elle nous dira tout ce qu’il nous importe particulièrement de connaître. — Celui qui se souvient de s’être si grandement et si souvent trompé en s’en rapportant à son propre jugement, n’est-il pas un sot de n’en pas être à tout jamais en défiance ? Quand j’arrive à être convaincu, par les raisons qu’on m’oppose, que mon opinion est erronée, ce n’est pas tant ce qui vient de m’être dit et mon ignorance dans ce cas particulier que je retiens, ce serait de peu de profit ; c’est d’une façon plus générale ma débilité, la trahison de mon entendement que je constate, et j’en conclus que tout l’ensemble est à réformer. Dans toutes mes erreurs je fais de même et je sens que cette règle m’est de grande utilité dans la vie ; je ne regarde pas, en l’espèce, le fait comme une pierre qui accidentellement me fait broncher ; il me révèle qu’il est à craindre que mon allure ne soit, en tout, autre qu’il ne faut, et me dispose à la régler. Savoir qu’on a dit ou fait une sottise, n’est rien ; ce qu’il faut apprendre c’est qu’on n’est qu’un sot, chose de bien autre conséquence et bien autrement importante à connaître. Les faux pas que ma mémoire me fait si souvent commettre, lors même qu’elle est le plus sûre d’elle-même, ne sont pas inutiles. Maintenant, elle a beau me jurer qu’elle est certaine d’elle-même, je n’y crois plus ; la première objection qu’on fait à son témoignage me met sur mes gardes, et je n’oserais me fier à elle pour quelque chose de sérieux, ni m’en porter garant quand il s’agit de choses accomplies pour autrui ; au point que si ce que je fais faute de mémoire, d’autres ne le faisaient plus souvent encore par mauvaise foi, je croirais toujours sur un fait ce qu’un autre en dit, plutôt que ce que j’en dis moi-même. — Si chacun épiait de près les effets et les circonstances des passions qui le dominent, comme je l’ai fait moi-même pour celles dont je suis atteint, il les verrait venir et ralentirait un peu leur violence et leur course. Elles ne nous sautent pas toujours à la gorge du premier coup ; elles commencent par nous menacer, puis nous envahissent par degré : « Ainsi l’on voit, au premier souffle des vents, la mer blanchir, s’enfler peu à peu, soulever ses ondes et bientôt, du fond des abîmes, porter ses vagues jusqu’aux nues (Virgile). » Le jugement tient chez moi la première place, du moins s’y applique-t-il avec soin. Il laisse mes appétits aller leur train ; ni la haine, ni l’amitié, ni même l’affection que je me porte à moi-même ne l’altèrent et ne le corrompent ; et, s’il ne peut modifier les autres éléments de moi-même comme il le conçoit, toujours est-il qu’il ne se laisse pas pervertir par eux : il fait jeu à part.