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ment prononcée, que les juges n’ont aucun reproche à se faire ; en somme, ces pauvres diables sont immolés aux formes de la justice. — Philippe de Macédoine, ou quelque autre, pourvut à pareille difficulté de la manière suivante : Il avait, par un jugement en règle, condamné un homme à une grosse amende envers un autre ; la vérité ayant été découverte quelque temps après, il se trouva qu’il avait jugé contrairement à l’équité. D’un côté il y avait l’intérêt de la cause qui était juste, de l’autre celui des formes judiciaires qui avaient été bien observées ; il satisfit aux deux, en laissant subsister la sentence telle qu’elle était et compensant de ses propres deniers le dommage fait au condamné. Mais là, l’accident était réparable ; mes gens, eux, furent irrémédiablement pendus. Combien ai-je vu de condamnations plus criminelles que le crime pour lequel elles avaient été prononcées !

Montaigne partage l’opinion des anciens, qu’il est prudent, qu’on soit accusé à tort ou à raison, de ne pas se mettre entre les mains de la justice. Puisqu’il y a des juges pour punir, il devrait y en avoir pour récompenser. — Tout ceci me fait souvenir de ces principes qui avaient cours jadis : « Celui qui veut le triomphe du droit dans les questions générales, est obligé de le sacrifier dans les questions de détail ; l’injustice dans les affaires de peu d’importance, est le seul moyen de faire que les grandes se règlent avec équité. » La justice humaine est comme la médecine pour laquelle toute chose utile est, par cela même, juste et honnête ; cela répond à ce qu’admettent les StoÏciens « que la nature elle-même, dans la plupart de ses œuvres, va à l’encontre de ce qui est juste » ; les Cyrénaïques, « que rien n’est juste par soi-même ; ce sont les coutumes et les lois qui déterminent ce qui l’est et ce qui ne l’est pas » ; les Théodoriens, « que. le larcin, le sacrilège, les actes immoraux de toute nature sont justifiés aux yeux du sage, du moment qu’il reconnaît qu’il peut y avoir profit ». À cela, pas de remède, et j’en suis arrivé à penser, comme Alcibiade, que je ne me livrerai jamais, si j’en ai la possibilité, à un homme qui a droit de vie et de mort sur moi, devant lequel mon honneur et ma vie dépendent du talent et de l’habileté de mon avocat plus que de mon innocence. — Je ne voudrais me risquer que devant une justice ayant qualité pour connaître de mes bonnes actions comme de mes mauvaises, de laquelle j’aurais autant à espérer qu’à craindre. Une indemnité n’est pas suffisante à l’égard d’un homme qui fait mieux encore que de ne pas commettre de faute. Notre justice ne nous présente que l’une de ses mains, encore est-ce la main gauche ; et quiconque, quel qu’il soit, ayant affaire à elle, s’en tire toujours avec perte.

En Chine, les institutions et les arts, qui diffèrent considérablement des nôtres et que nous ne connaissons qu’imparfaitement, l’emportent en plusieurs points, par leur excellence, sur ce qui se passe chez nous. Dans cet empire, où ni les anciens ni nous n’avons pénétré et dont, d’après l’histoire, la population est si consi-