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l’vne de l’autre entierement. Ingenieux meslange de Nature. Si nos faces n’estoient semblables, on ne sçauroit discerner l’homme de la beste : si elles n’estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner l’homme de l’homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude. Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l’experience, est tousiours defaillante et imparfaicte. On ioinct toutesfois les comparaisons par quelque bout. Ainsi seruent les loix ; et s’assortissent ainsin, à chacun de nos affaires, par quelque interpretation destournée, contrainte et biaise.Puisque les loix ethiques, qui regardent le deuoir particulier de chacun en soy, sont si diffi— ciles à dresser : comme nous voyons qu’elles sont : ce n’est pas merueille, si celles qui gouuernent tant de particuliers, le sont d’avantage. Considerez la forme de cette iustice qui nous regit ; c’est vn vray tesmoignage de l’humaine imbecillité : tant il y a de contradiction et d’erreur. Ce que nous trouuons faueur et rigueur en la iustice : et y en trouuons tant, que ie ne sçay si l’entre-deux s’y trouue si souuent : ce sont parties maladiues, et membres iniustes, du corps mesmes et essence de la iustice. Des païsans, viennent de m’aduertir en haste, qu’ils ont laissé presentement en vne forest qui est à moy, vn homme meurtry de cent coups, qui respire encores, et qui leur a demandé de l’eau par pitié, et du secours pour le sousleuer. Disent qu’ils n’ont osé l’approcher, et s’en sont fuis, de peur que les gens de la iustice ne les y attrapassent : et comme il se faict de ceux qu’on rencontre pres d’vn homme tué, ils n’eussent à rendre conte de cet accident, à leur totale ruyne : n’ayans ny suffisance, ny argent, pour deffendre leur innocence. Que leur cussé-ie dict ? Il est certain, que cet office d’humanité, les eust mis en peine.Combien auons nous descouuert d’innocens auoir esté punis : ie dis sans la coulpe des iuges ; et combien en y a-il eu, que nous n’avons pas descouuert ? Cecy est aduenu de mon temps. Certains sont condamnez à la mort pour vn homicide ; l’arrest sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct, les iuges sont aduertis par les officiers d’vne cour subalterne, voisine, qu’ils tiennent quelques prisonniers, lesquels aduoüent disertement cet homicide, et apportent à tout ce faict, vne lumiere indubitable. On delibere, si pourtant on doit interrompre et differer l’execution de l’arrest donné contre les premiers. On considere la nouuelleté de l’exemple, et sa consequence, pour accrocher les iugemens : Que la condemnation est iuridiquement passée ; les iu-