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qui nous vaut le plus de réputation, n’est-ce pas de pouvoir comprendre les savants ; n’est-ce pas la fin dernière et la plus habituelle de nos études ? Nos opinions se entent les unes sur les autres : la première sert de tige à la seconde, la seconde à la troisième, nous montons ainsi l’échelle degré par degré, et il arrive de la sorte que le plus haut monté a souvent plus d’honneur que de mérite, car il ne fait que s’élever d’un rien sur l’épaule de l’avant-dernier.

Combien souvent et peut-être sottement, ai-je fait que mon livre parle de lui-même ? C’est sottise, ne serait-ce que pour cette raison que j’eusse du me souvenir de ce que je dis des autres qui font de même : « Ces œillades si fréquentes, adressées à leur ouvrage, témoignent que leur cœur a pour lui de tendres sentiments ; et même lorsqu’ils le rudoient et affectent de le traiter avec dédain, ce ne sont là que mignardises et coquetteries d’affection maternelle » ; c’est ce que nous dit Aristote, en ajoutant que l’estime et le mépris vis-à-vis de soi-même se traduisent souvent avec le même air arrogant. J’ai pourtant une excuse : « C’est que, sur ce point, j’ai plus qu’un autre le droit de prendre cette liberté parce que c’est précisément de moi, de mes écrits comme de toutes mes autres actions quelles qu’elles soient, que traite mon livre, et que mon sujet veut que j’y revienne souvent » ; mais je ne sais trop si cette raison, tout le monde voudra l’admettre.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que les discussions ne roulent guère que sur des questions de mots ; et, si dissemblables que soient les choses, il se trouve toujours quelque point qui fait que chacun les interprète à sa façon. — En Allemagne, les doutes auxquels ont donné lieu les propres idées de Luther ont produit autant et plus de divisions et de discussions, que lui-même n’en a soulevé par ses interprétations des saintes Écritures. Les termes employés sont la cause de tous nos débats ; si je demande ce que veulent dire nature, volupté, cercle, substitution, la question porte sur des mots, on y répond par des mots. « Qu’est-ce qu’une pierre ? — C’est un corps. » Que quelqu’un poursuive : « Et un corps, qu’est-ce ? — Une substance. — Et qu’est-ce qu’une substance ? » et ainsi de suite ; qui l’on interroge de la sorte finit par être hors d’état de répondre. C’est un simple échange d’expressions où l’une en remplace une autre, et où souvent la seconde est plus inconnue que la première ; je sais mieux ce qu’est un homme, que je ne comprends quand on me dit que c’est un animal, un mortel, un être raisonnable ; pour me délivrer d’un doute, on m’en soumet trois ; c’est la tête de l’hydre. — Socrate demandait à Memnon ce que c’était que la vertu : « Il y a, lui répondit celui-ci, vertu d’homme, vertu de femme, de magistrat, d’homme privé, d’enfant, de vieillard. — Voilà qui va bien, s’écria Socrate ; nous étions en quête d’une vertu, tu nous en apportes un essaim. » Nous posons une question, on nous en donne le contenu d’une ruche. Si aucun événement, aucune formation extérieure ne ressemblent entière-