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et de barrières. Les hommes méconnaissent la maladie de leur esprit il ne fait que fureter et être en quête ; il va sans cesse tournoyant, bâtissant, s’empêtrant dans sa besogne, comme nos vers à soie, comme « une souris dans de la poix », et il s’y étouffe. De loin, il pense remarquer je ne sais quelle apparence de clarté et de vérité imaginaires ; mais, pendant qu’il y court, tant de difficultés lui barrent la route, soulevant des empêchements, de nouvelles enquêtes à faire, qu’elles l’égarent et l’enivrent ; c’est à peu près le cas des chiens d’Esope qui, croyant apercevoir un corps mort flotter sur la mer et n’en pouvant approcher, entreprirent de boire toute l’eau pour y arriver à sec et en crevèrent. C’est la même idée qu’émettait un certain Cratès, disant des écrits d’Heraclite, « qu’ils avaient besoin d’un lecteur qui fut bon nageur », pour que la profondeur et le poids de sa doctrine ne l’engloutissent et ne le suffoquassent.

Si les interprétations se multiplient à ce point, la cause en est à la faiblesse de notre esprit, qui, en outre, ne sait se fixer ; en ces siècles on ne compose plus, on commente. — C’est uniquement la faiblesse de chacun de nous, qui fait que nous nous contentons de ce que d’autres, ou nous-mêmes, avons trouvé dans cette chasse à laquelle nous nous livrons pour arriver à savoir ; un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a toujours place pour qui viendra après nous, et même pour nous, en nous y prenant autrement. Nos investigations sont sans fin, nous ne nous arrêterons que dans l’autre monde. C’est signe que notre esprit est à court quand nous nous déclarons satisfaits, ou qu’il est las. Nul esprit généreux ne s’arrête de lui-même il va toujours de l’avant et plus qu’il n’a de force, il a des élans qui l’emportent au delà de ce qu’il peut ; s’il n’avance, s’il ne presse, ne s’accule, ne se heurte, ne tourne sur lui-même, c’est qu’il n’est vif qu’à moitié ; ses poursuites sont sans limite et sans forme déterminée ; il se nourrit d’admiration, de recherches, d’ambiguïté ; ce qu’indiquait assez Apollon, en nous parlant toujours en termes à double sens, obscurs et détournés qui, ne donnant jamais pleine satisfaction, ne faisaient qu’amuser et travailler l’imagination. Nous sommes continuellement agités d’un mouvement qui n’a rien de régulier, qui ne se modèle sur rien et est sans but ; nos inventions s’échauffent, se succèdent et apparaissent sans interruption aucune : « Ainsi voit-on dans un ruisseau qui coule, une eau roulant sans cesse après une autre, dans un ordre qui est éternellement le même. L’une suit l’autre, l’autre la fuit ; celle-ci toujours pressée par celle-là et la devançant toujours. Toujours l’eau s’écoule dans l’eau ; c’est toujours le même ruisseau et toujours une eau nouvelle (la Boétie). »

Interpréter les interprétations donne plus de mal qu’interpréter les choses elles-mêmes, nous faisons plus de livres sur des livres que sur des sujets autres ; nous ne savons que nous commenter les uns les autres. Tout fourmille de commentaires, et très rares sont les auteurs proprement dits. La principale science de nos siècles, ce