Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/612

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plus ils irritent la liberté de ce genereux metal : il fuit à leur art, et se va menuisant et esparpillant, au delà de tout conte. C’est de mesme ; car en subdiuisant ces subtilitez, on apprend aux hommes d’accroistre les doubtes on nous met en train, d’estendre et diuersifier les difficultez on les allonge, on les disperse. En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde, en incertitude et en querelle. Comme la terre se rend fertile, plus elle est esmiée et profondement remuée. Difficultatem facit doctrina. Nous doutions sur Vlpian, et redoutons encore sur Bartolus et Baldus. Il falloit effacer la trace de cette diuersité innumerable d’opinions non point s’en parer, et en entester la posterité. Ie ne sçay qu’en dire : mais il se sent par experience, que tant d’interpretations dissipent la verité, et la rompent. Aristote a escrit pour être entendu ; s’il ne l’a peu, moins le fera vn moins habille : et vn tiers, que celuy qui traicte sa propre imagination. Nous ouurons la matiere, et l’espandons en la destrempant. D’vn subiect nous en faisons mille et retombons en multipliant et subdiuisant, à l’infinité des atomes d’Epicurus. Iamais deux hommes ne iugerent pareillement de mesme chose. Et est impossible de voir deux opinions semblables exactement : non seulement en diuers hommes, mais en mesme homme, à diuerses heures. Ordinairement ie trouue à doubter, en ce que le commentaire n’a daigné toucher. Ie bronche plus volontiers en païs plat comme certains cheuaux, que ie cognois, qui choppent plus souvent en chemin vny.Qui ne diroit que les gloses augmentent les doubtes et l’ignorance, puis qu’il ne se voit aucun liure, soit humain, soit diuin, sur qui le monde s’embesongne, duquel l’interpretation face tarir la difficulté ? Le centiesme commentaire, le renuoye à son suiuant, plus espineux, et plus scabreux, que le premier ne l’auoit trouué. Quand est-il conuenu entre nous, ce liure en a assez, il n’y a meshuy plus que dire ? Cecy se voit mieux en la chicane. On donne authorité de loy à infinis docteurs, infinis arrests, et à autant d’interpretations. Trouuons nous pourtant quelque fin au besoin d’interpreter ? s’y voit-il quelque progrez et aduancement vers la tranquillité ? nous faut-il moins d’aduocats et de iuges, que lors que cette masse de droict, estoit encore en sa premiere enfance ? Au contraire, nous obscurcissons et enseuelissons l’intelligence. Nous ne la descouurons plus, qu’à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mesco-