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rage et de la fermeté (Virgile) ». Je m’en tenais toujours à invoquer la trêve, ne consentant à leur abandonner comme bénéfice que ce dont ils m’avaient dépouillé, ce qui n’était pas à dédaigner, sans vouloir promettre d’autre rançon. Nous en étions là après deux ou trois heures de discussion, lorsque me faisant monter sur un cheval avec lequel je ne courais pas risque de leur échapper, préposant spécialement à ma garde quinze ou vingt arquebusiers et répartissant mes gens entre d’autres, nous voilà emmenés prisonniers par divers chemins. Nous avions déjà marché la distance de trois ou quatre portées d’arquebuse, et j’en étais arrivé « à m’en remettre à l’assistance de Castor et de Pollux (Catulle) », quand soudain il se produisit chez eux un revirement bien inattendu. Je vis revenir vers moi le chef de la bande, qui me parla avec plus de courtoisie ; et, se mettant en peine de faire rechercher dans sa troupe mes hardes dispersées, il me fit rendre ce qu’il put en retrouver, jusqu’à mon coffre à argent. Le meilleur présent qu’il me fit, ce fut de me remettre enfin en liberté, le reste m’important peu à pareil moment. Je ne connais pas encore bien la véritable cause d’un changement si peu dans les habitudes, de cette volte face sans motif apparent, de ce repentir si extraordinaire dans une entreprise préméditée et exécutée de propos délibéré et justifiée par les mœurs de l’époque, car, de prime abord, je leur avais avoué le parti auquel j’appartenais et où je me rendais. Celui qui occupait le premier rang se démasqua, me donna son nom et me dit à plusieurs reprises que je devais ma délivrance à mon visage, à la liberté et à la fermeté de mes paroles, qui faisaient qu’un traitement semblable était indigne de moi, me demandant de lui donner l’assurance de lui rendre la pareille à l’occasion. Il est possible que la bonté divine voulût user, pour ma conservation, de ce moyen si aléatoire ; il me servit encore le lendemain contre des embuches pires que celles auxquelles je venais d’échapper et contre lesquelles les premiers eux-mêmes m’avaient mis en garde. Celui auquel j’eus affaire en cette dernière aventure est encore vivant et peut la confirmer ; l’auteur de la première a été tué il n’y a pas longtemps.

La simplicité de ses intentions, qu’on lisait dans son regard et dans sa voix, empêchait qu’on ne prît en mauvaise part la liberté de ses discours. Dans la répression des crimes, il n’était pas pour trop de sévérité. — Si ma physionomie ne prévenait en ma faveur, si on ne lisait dans mes yeux et dans ma voix la simplicité de mes intentions, je ne serais pas demeuré si longtemps sans qu’on me cherchât querelle ou qu’on m’offensât, étant donnée la liberté indiscrète que j’ai de dire à tort et à travers tout ce qui me vient à l’idée et de juger témérairement des choses. Cette façon peut, avec raison, paraître incivile et peu dans nos usages ; mais je n’ai rencontré personne qui l’ait jugée outrageante et malintentionnée, et je n’ai pas trouvé davantage qui que ce soit que ma liberté ait blessé, quand c’était de