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iours : commendant qu’ils entrassent. Aussi à la verité, ie suis peu deffiant et soupçonneux de ma nature. Ie panche volontiers vers l’excuse, et l’interpretation plus douce. Ie prens les hommes selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations peruerses et desnaturées, si ie n’y suis forcé par grand tesmoignage ; non plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre, qui me commets volontiers à la Fortune, et me laisse aller à corps perdu, entre ses bras. Dequoy iusques à cette heure i’ay eu plus d’occasion de me louër, que de me plaindre. Et l’ay trouuée et plus auisée, et plus amie de mes affaires, que ie ne suis. Il y a quelques actions en ma vie, desquelles on peut iustement nommer la conduite difficile ; ou, qui voudra, prudente. De celles-là mesmes, posez, que la tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas assez au ciel de nous. Et pretendons plus de nostre conduite, qu’il ne nous appartient. Pourtant fouruoyent si souuent nos desseins. Il est enuieux de l’estenduë, que nous attribuons aux droicts de l’humaine prudence, au preiudice des siens. Et nous les racourcit d’autant plus, que nous les amplifions. Ceux-cy se tindrent à cheual, en ma cour : le chef auec moy dans ma sale, qui n’auoit voulu qu’on establast son cheual, disant auoir à se retirer incontinent qu’il auroit eu nouuelles de ses hommes. Il se veid maistre de son entreprinse et n’y restoit sur ce poinct, que l’execution. Souuent depuis il a dict, car il ne craignoit pas de faire ce conte, que mon visage, et ma franchise, luy auoient arraché la trahison des poings. Il remonte à cheual, ses gens ayants continuellement les yeux sur luy, pour voir quel signe il leur donneroit bien estonnez de le voir sortir et abandonner son aduantage.Vne autre fois, me fiant à ie ne sçay quelle treue, qui venoit d’estre publiée en nos armées, ie m’acheminay à vn voyage, par païs estrangement chatouilleux. Ie ne fus pas si tost esuenté, que voila trois ou quatre caualcades de diuers lieux pour m’attraper. L’vne me ioignit à la troisieme iournée où ie fus chargé par quinze ou vingt Gentilshommes masquez, suiuis d’vne ondée d’argoulets. Me voila pris et rendu, retiré dans l’espais d’vne forest voisine, desmonté, deualizé, mes cofres fouillez, ma boite prise, cheuaux et esquipage dispersé à nouueaux maistres. Nous fusmes long temps à contester dans ce halier, sur le faict de ma rançon qu’ils me tailloient si haute, qu’il paroissoit bien que ie ne leur estois guere cogneu. Ils eutrerent en grande contestation de ma vie. De vray, il y auoit plusieurs circonstances, qui me menassoyent du danger où i’en estois.

Tunc animis opus, Ænea, tunc pectore firmo.