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ce que ne fait pas une chaussure qui n’est lisse que par le cuir avec lequel elle est confectionnée. Quand il parlait de sa laideur, Socrate disait qu’il en était absolument de même de son âme, mais qu’il l’avait corrigée en la travaillant ; j’estime que, suivant son habitude, il plaisantait en parlant ainsi, car jamais âme si parfaite ne s’est faite elle-même.

Comme Platon et la plupart des philosophes, il estime singulièrement la beauté ; toutefois une physionomie avantageuse n’est pas toujours fondée sur la beauté des traits du visage. — Je ne puis répéter assez combien je tiens la beauté pour une qualité puissante et avantageuse. Socrate l’appelait « une courte tyrannie » ; Platon, « un privilège de la nature ». Nous n’en avons pas qui ait plus grand pouvoir ; elle tient le premier rang dans les rapports des hommes entre eux ; elle saisit tout d’abord, elle séduit et influence notre jugement par sa grande autorité et l’impression merveilleuse qu’elle produit : Phryné eût perdu sa cause, malgré l’excellent avocat entre les mains duquel elle l’avait remise, si, entr’ouvrant sa robe, elle n’eut gagné ses juges par l’éclat de sa beauté. Je constate que chez Cyrus, Alexandre et César, ces trois maîtres du monde, elle est entrée en ligne de compte dans leurs moyens d’action ; le premier Scipion, lui, n’en a pas tiré parti. Un même mot, chez les Grecs, désignait le beau et le bon ; et le Saint-Esprit appelle souvent bons ceux qu’il veut qualifier de beaux. Je ne serais pas éloigné de classer les divers dons faits à l’homme, comme ils le sont dans une chanson, tirée de quelque poète ancien, que Platon dit avoir été très répandue : « la Santé, la la Beauté, la Richesse ». Aristote dit que le droit de commander appartient à ceux qui ont la beauté en partage, et que lorsqu’il en est chez lesquels elle approche de l’image des dieux, ils ont, comme eux, droit à notre vénération. À quelqu’un qui lui demandait pourquoi on fréquente plus souvent et plus longtemps les personnes qui sont belles, il répondit : « Il n’y qu’un aveugle qui puisse faire une semblable question. » La plupart des philosophes, et parmi eux les plus grands, ont dû à leur beauté d’être admis dans les écoles sans avoir de redevance à payer, et doivent par suite la sagesse à son entremise. Je la considère presque à l’égal de la bonté, non seulement chez les gens qui me servent mais aussi chez les bêtes.

Il ne me semble cependant pas que les traits et la-forme du visage, non plus que les lignes d’après lesquelles on détermine certaines dispositions qui seraient en nous et ce que l’avenir nous réserve, aient un rapport direct et simple avec la laideur ; pas plus que toute bonne odeur et une atmosphère sereine ne sont un gage de santé, ni un air épais et lourd un indice d’infection en temps d’épidémie. Ceux qui accusent la beauté et les mœurs d’être en contradiction chez la femme, ne sont pas toujours dans le vrai ; car une physionomie laissant à désirer sous le rapport de la régularité des traits, peut présenter un air de probité et inspirer confiance ; comme au