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valu m’y livrer à cet âge où j’avais toute ma vigueur, qu’à celui que j’ai actuellement ; peut-être eussé-je rencontré alors, en une saison plus propice, cette faveur si gracieuse que du fait de mon ouvrage la fortune m’a octroyée en ces derniers temps et que, tout à la fois, je suis heureux de posséder et sur le point de perdre ! Deux de mes connaissances, très bien doués sous le rapport de la littérature, ont, à mon avis, perdu la moitié de leur valeur, pour s’être refusé d’écrire à quarante ans, et avoir attendu pour le faire, qu’ils en aient soixante. La maturité a ses défauts tout comme ce qui est encore vert, ils sont même pires ; quant à la vieillesse, elle est aussi impropre à ce travail qu’à tout autre chose, et quiconque met sous presse sa décrépitude, fait une folie, s’il espère en faire sortir des idées qui ne sentent pas le disgracié, le rêveur, l’assoupi ; notre esprit se resserre et s’épaissit en vieillissant. J’étale avec pompe et abondance mon ignorance, ma science n’apparaît que maigre et piteuse ; celle-ci n’est qu’accessoire et accidentelle, celle-là constitue en moi l’essentiel et le principal. Je ne traite de rien à point nommé, si ce n’est de bagatelles, et ne parle de science que pour donner à constater que je ne sais rien. J’ai choisi pour peindre ma vie l’époque où je l’ai tout entière sous les yeux ; ce qui en reste appartient plutôt à la mort, et quand celle-ci viendra, s’il m’est donné de pouvoir, comme d’autres l’ont fait, en traduire les impressions, volontiers en quittant ce monde j’en ferai part au public.

Montaigne regrette que chez Socrate une belle âme se soit trouvée dans un corps si disgracié. — Socrate fut un modèle parfait de toutes les grandes qualités. Je regrette que, d’après ce que l’on en dit, [1] par sa laideur, son visage ait été si peu en rapport avec la beauté de son âme ; la nature, à cet égard, a été injuste envers lui qui était si passionnément épris de la beauté. Il n’y a rien de plus vraisemblable que la corrélation entre les formes du corps et les qualités de l’esprit. « Il importe beaucoup à l’âme dans quel corps elle est logée, car plusieurs qualités corporelles aiguisent l’esprit, plusieurs autres l’émoussent » ; mais en parlant ainsi Cicéron n’a en vue que la laideur hors nature occasionnée par une difformité des membres. — Nous, nous appelons aussi laideur, cette mauvaise impression que nous éprouvons au premier coup d’œil, principalement lorsqu’il se porte sur un visage dont certains détails nous dégoûtent, tels qu’un vilain teint, une tache, une expression dure ou toute autre cause dont souvent on ne se rend pas compte, alors que cependant les membres sont entiers et tels qu’ils doivent être. La laideur qui, chez La Boétie, revêtait une très belle âme, appartenait à cette catégorie ; toute superficielle, bien qu’elle soit celle qui impressionne le plus, elle n’est pourtant pas celle qui préjudicie le plus à l’état de l’esprit, et elle influe peu sur l’opinion des gens à notre endroit. — Cette autre laideur, qu’il convient mieux d’appeler difformité, est plus effective et se répercute assez souvent davantage en nous-mêmes : toute chaussure bien ajustée fait ressortir nettement la forme du pied qu’elle renferme,

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