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n’importe, cela peut être utile à d’autres. — Il y a des gens qui mettent en avant Platon et Homère, qu’ils n’ont jamais lus ; moi aussi, je donne bien des passages d’auteurs que j’ai pris ailleurs qu’à leur source. Comme j’ai un millier de livres autour de moi là où j’écris, sans me donner de peine et sans grand savoir je puis emprunter, séance tenante, si cela me plaît, à une douzaine de ravaudeurs de cette espèce, écrivains que je ne feuillette guère, de quoi émailler tout le présent chapitre sur la Physionomie ; à elle seule, l’introduction qui précède n’importe quel ouvrage d’un auteur allemand suffirait pour me permettre de combler le dit chapitre de citations. Et c’est ainsi que nous arrivons à capter cette gloire dont nous sommes si friands, et à tromper les sots de ce monde ! Cet amalgame de lieux communs, dont tant de gens font leur étude, ne s’applique guère qu’à des sujets communs ; ils servent à faire de l’étalage, non à nous conduire : c’est là un ridicule résultat de la science ; Socrate le critique très plaisamment chez Euthydème. J’ai vu faire des livres traitant de choses qui n’avaient jamais été étudiées par leur auteur, et dont il n’avait même pas entendu parler ; il avait chargé plusieurs savants de ses amis des recherches à faire sur telle et telle matière à y traiter et s’était, pour sa part, contenté d’en avoir conçu le projet et d’employer son talent à mettre en fagot ces documents auxquels il ne connaissait rien ; l’encre et le papier employés étaient seuls de lui. C’est là, [1] en conscience, acheter ou emprunter un livre mais non le composer ; c’est apprendre aux hommes non qu’on sait faire un ouvrage mais, ce sur quoi ils pouvaient avoir des doutes, qu’on ne le sait pas faire. Un président de parlement se vantait, devant moi, d’avoir amoncelé, dans un de ses arrêts, deux cents et tant de considérants tirés de jugements rendus par d’autres que par lui ; en le publiant, il amoindrissait la gloire en laquelle on pouvait le tenir pour un pareil chef-d’œuvre : c’était là, à mon sens, une vantardise pusillanime et absurde en raison du sujet et de la part d’un tel personnage. Je procède inversement et, parmi tant d’emprunts que je fais, suis bien aise d’en pouvoir dérober quelques-uns que je déguise et transforme pour l’usage nouveau auquel je les fais servir ; au risque de faire dire que je n’en ai pas compris le véritable sens, je leur donne une tournure particulière de ma façon, de telle sorte que le plagiat soit moins apparent. Les autres avouent leurs larcins et en font parade, aussi leur pardonne-t-on plus qu’à moi ; nous, dans notre naïveté, estimons qu’à inventer, il y a un mérite incomparablement plus grand qu’à simplement reproduire.

Il est dangereux de se mettre à écrire sur le tard, l’esprit a perdu de sa verdeur ; lui-même aurait dû s’y prendre plus tôt, mais, voulant peindre sa vie, il a dû attendre le moment où elle se déroulait tout entière à ses yeux. — Si j’avais voulu faire de la science, je m’y serais pris plus tôt ; j’aurais écrit dans un temps plus rapproché de mes études, alors que j’avais plus d’esprit et de mémoire. Pour faire métier d’écrire, mieux eùt

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