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fantine qu’il révèle, il représente bien l’impression première que fait naître la nature dans son ignorance et sa pureté ; car il y a lieu de croire que c’est la douleur qui accompagne la mort que nous sommes naturellement portés à craindre et non la mort elle-même ; celle-ci fait partie intégrante de notre être au mème degré que la vie. Pourquoi la nature nous aurait-elle inspiré de la haine et de l’horreur pour elle, qui joue un rôle si essentiel en permettant la succession et le renouvellement de ses œuvres ? Dans ce concert universel, elle sert plus à la naissance et à l’accroissement des créatures qu’à leur perte ou à leur ruine : « Ainsi se renouvellent toutes choses (Lucrèce) ; — une vie qui finit procure l’existence á mille autres (Ovide). » — La nature a inspiré aux bêtes le soin d’elles-mêmes et de leur propre conservation ; elles vont même jusqu’à redouter ce qui peut leur nuire, tel que se heurter, se blesser, que nous les maîtrisions, que nous les battions et autres accidents qu’elles peuvent concevoir ou que l’expérience leur apprend ; mais que nous les tuions, elles ne peuvent le craindre, parce qu’elles n’ont pas la faculté d’imaginer ce que peut être la mort et de s’en rendre compte ; on en voit même, dit-on, qui non seulement la souffrent gaiment (les chevaux pour la plupart hennissent en mourant et les cygnes chantent à son approche), mais la recherchent comme un besoin qu’elles éprouvent, ainsi qu’on est porté à le penser, par ce qui a été constaté chez certains éléphants.

Indépendamment de cela, la façon dont argumente Socrate n’est-elle pas admirable par sa simplicité et son énergie ? Il est incontestable qu’il est bien plus malaisé de parler et de vivre comme lui, que de parler comme Aristote et de vivre comme César ; c’est le comble de la perfection et de la difficulté, et l’art n’y peut atteindre. Nos facultés ne sont pas dressées à cet effet ; nous n’en faisons pas l’essai, et ne connaissons pas ce dont elles sont capables ; nous avons recours à celles d’autrui et laissons les nôtres inactives, tout comme on pourrait dire de moi, que je ne fais que composer ici un amas de fleurs étrangères, ne fournissant de mon propre cru que le fil qui sert à les attacher.

Montaigne s’excuse d’avoir introduit peu à peu quantité de citations dans son ouvrage ; il y a été entraîné par l’occasion que cela lui procurait d’utiliser ses loisirs. — J’ai fait il est vrai, à l’opinion publique, la concession de me parer de ces enjolivements que j’ai empruntés ; mais je n’entends ni qu’ils me couvrent, ni qu’ils me cachent ; ce serait le rebours de ce que je me propose ; je ne veux faire montre que de ce qui est à moi et qui vient de moi du fait même de la nature ; si le hasard m’eût fait suivre ma première inspiration, j’eusse été seul à prendre la parole. Malgré ce que je m’étais propose et la manière dont j’ai commencé, je multiplie de plus en plus, tous les jours, mes citations ; j’y suis amené parce que c’est le goût du siècle, et aussi par les loisirs dont je dispose. Peut-être eût-il été mieux de n’en rien faire, je le crois ;