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descout, qui s’eschappe et desrobe de soy. Secondement, que cet accident me seruoit d’exercitation, pour me preparer à pis : si moy, qui et par le benefice de la Fortune, et par la condition de mes mœurs, esperois estre des derniers, venois à estre des premiers attrappé de cette tempeste. M’instruisant de bonne heure, à contraindre ma vie, et la renger pour vn nouuel estat. La vraye liberté c’est pouuoir toute chose sur soy. Potentissimus est qui se habet in potestate. En vn temps ordinaire et tranquille, on se prepare à des accidens moderez et communs : mais en cette confusion, où nous sommes depuis trente ans, tout homme François, soit en particulier, soit en general, se voit à chaque heure, sur le poinct de l’entier renuersement de sa fortune. D’autant faut-il tenir son courage fourny de prouisions plus fortes et vigoureuses. Sçachons gré au sort, de nous auoir faict viure en vn siecle, non mol, languissant, ny oisif. Tel qui ne l’eust esté par autre moyen, se rendra fameux par son malheur. Comme ie ne ly guere és histoires, ces confusions, des autres estats, sans regret de ne les auoir peu mieux considerer present. Ainsi faict ma curiosité, que ie m’aggree aucunement, de veoir de mes yeux, ce notable spectacle de nostre mort publique, ses symptomes et sa forme. Et puis que ie ne la sçaurois retarder, suis content d’estre destiné à y assister, et m’en instruire. Si cherchons nous euidemment de recognoistre en ombre mesme, et en la fable des Theatres, la montre des ieux tragiques de l’humaine fortune. Ce n’est pas sans compassion de ce que nous oyons : mais nous nous plaisons d’esueiller nostre desplaisir, par la rareté de ces pitoyables euenemens. Rien ne chatouille, qui ne pince. Et les bons historiens, fuyent comme vne eaue dormante, et mer morte, des narrations calmes pour regaigner les seditions, les guerres, où ils sçauent que nous les appellons.Ie doute si ie puis assez honnestement aduouër, à combien vil prix du repos et tranquillité de ma vie, ie a l’ay plus de moitié passee en la ruine de mon pays. Ie me donne vn peu trop bon marché de patience, és accidens qui ne me saisissent au propre et pour me plaindre à moy, regarde non tant ce qu’on m’oste, que ce qui me reste de sauue, et dedans et dehors. Il y a de la consolation, à escheuer tantost I’vn, tantost l’autre, des maux qui nous guignent de suitte, et assenent ailleurs, autour de nous. Aussi, qu’en matiere d’interests publiques, à mesure, que mon affection est plus vniuersellement espandue, elle en est plus foible. Ioinct qu’il est vray à demy, Tantum ex publicis malis sentimus, quantum ad pri-