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vrage a enrichi mon langage, mais bien peu fortifié mon courage, qui demeure tel que la nature l’a créé et ne s’arme pour ce combat que comme chacun le fait naturellement ; les livres n’ont pas tant servi à mon éducation qu’à exercer mon esprit. On pourrait même dire que la science, en essayant de nous fournir de nouveaux moyens de défense contre les accidents avec lesquels la nature nous met aux prises, ajoute plus à l’idée que nous nous faisons de la grandeur et du poids de ces accidents, qu’elle ne nous soutient par les raisons et les subtilités qu’elle nous suggère. Car ce sont vraiment des subtilités, que ce par quoi elle nous tient souvent bien vainement en éveil. Voyez combien même les auteurs qui possèdent le mieux leur sujet et les plus sages sèment autour d’un bon argument quantité d’autres secondaires et, pour qui y regarde de près, vides de sens ; ce ne sont que des arguties de mots qui nous trompent ; mais, comme cela peut avoir son utilité, je ne veux pas en discuter autrement. Ici même, il s’en trouve assez de cette nature que j’ai insérés çà et là, soit pour les avoir empruntés, soit pour les avoir imités. Encore faut-il un peu se garder de ne pas appeler force ce qui n’est que gentillesse, solide ce qui n’est que subtil, ou bon ce qui n’est que beau : « ce qui plaît au goût, ne plaît pas autant à l’estomac (Cicéron) » ; tout ce qui plaît, ne nourrit pas, a lorsqu’il s’agit de l’âme et non plus de l’esprit (Sénèque) ».

L’indifférence et la résignation avec lesquelles les pauvres supportent la mort et les autres accidents de la vie, sont plus instructives que les enseignements de la science. — À voir les efforts que fait Sénèque pour se préparer contre la mort, à le voir s’épuiser pour se raidir et garder son assurance, se démener contre cette obsession, il se serait discrédité à mes yeux si, par sa mort même, il n’eut si vaillamment soutenu sa réputation. Son agitation fébrile qui se renouvelle si souvent, dénote combien il était lui-même nerveux et surexcité. « Une âme forte s’exprime d’une manière plus calme, plus rassise… L’esprit a la même teinte que l’âme » ; ce sont là des phrases qui lui appartiennent, je les lui emprunte pour mieux le dépeindre, elles montrent combien il était préoccupé de ce moment. La façon dont Plutarque l’envisage est dédaigneuse et moins obsédante ; je la tiens pour être par cela même plus virile et plus persuasive, et serais porté à croire que son âme avait les mouvements plus calmes et plus réguliers. Le premier, plus aigu, nous pique et amène en nous des sursauts ; il fait surtout impression sur notre esprit. Le second, plus solide, nous renseigne, nous prépare, nous réconforte constamment ; il impressionne surtout notre entendement. Celui-là enchante notre jugement, celui-ci le gagne. — J’ai vu aussi d’autres écrits d’auteurs plus révérés encore qui, lorsqu’ils nous dépeignent les luttes qu’ils ont eues à soutenir contre les aiguillons de la chair, les représentent si cuisants, si puissants, si invincibles que nous, qui appartenons à la lie du peuple, sommes amenés à admirer autant l’étrangeté et l’acuité, dont nous ne nous rendons pas compte, des