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nèque). » La plus sûre façon est donc d’être prêt à tout événement, avant qu’il ne se produise.

Quelques âmes fortement trempées affrontent les tentations ; il est plus prudent à celles qui ne s’élèvent pas au-dessus du commun, de ne point s’y exposer et de maîtriser ses passions dès le début. — Je sais bien que quelques sages s’y sont pris autrement et n’ont pas craint, dans des circonstances diverses, de s’empoigner et de s’attaquer corps à corps avec ce qu’ils réprouvaient ; ce sont là gens qui ont une force d’âme dont ils sont sûrs et sous laquelle ils s’abritent pour résister aux revers de toute nature qu’ils peuvent éprouver, opposant au mal une patience à toute épreuve : « Tel un rocher qui s’avance dans la vaste mer et qui, exposé à la furie des vents et des flots, brave les menaces et les efforts du ciel et de la mer conjurés, et demeure lui-même inébranlable (Virgile). »

N’entreprenons pas d’imiter de tels exemples, nous n’y arriverions pas ; ces sages ont jusqu’à la force d’assister résolument et sans se troubler à la ruine de leur pays, auquel ils ont fait le complet abandon de leur volonté, la subordonnant à ses intérêts ; pour nous qui sommes moins bien trempés, un pareil effort est trop rude. Caton lui sacrifia la plus noble vie qui fut jamais ; nous autres, gens de petite taille, il nous faut fuir devant l’orage, et agir suivant ce que nous dicte notre instinct, au lieu de nous résigner ; il nous faut esquiver les coups que nous ne sommes pas en état de parer. — Zénon, voyant approcher pour s’asseoir près de lui, Chrémonide, jeune homme dont il était épris, quitta aussitôt sa place ; Cléanthe lui en demandant la raison : « Parce que j’entends constamment les médecins, lui répondit Zénon, quand nous avons une affection quelconque, nous ordonner principalement le repos et nous défendre ce qui peut causer de l’irritation à l’organe dont nous souffrons. » — Socrate ne dit pas : « Ne cédez pas aux attraits de la beauté ; affrontez-la, mais résistez-lui. » Il dit : « Fuyez-la ; courez vous mettre hors de sa vue et de sa rencontre ; évitez-la comme un poison violent qui porte et frappe de loin. » — Le meilleur de ses disciples, prêtant à Cyrus, mais, à mon avis, racontant plutôt qu’il n’invente les rares perfections de ce grand prince, nous le montre tellement en défiance de sa force contre les charmes de la divine beauté de Panthée son illustre captive, qu’il charge quelqu’un, moins indépendant qu’il ne l’était lui-même, de lui faire visite et de veiller sur elle. — Le Saint-Esprit dit de même : « Ne nous induisez pas en tentation (saint Matthieu). » Nous ne prions pas pour que la concupiscence n’entre pas en lutte avec notre raison et ne l’emporte pas sur elle, mais pour qu’elle ne l’essaie même pas ; pour que nous ne nous trouvions pas en situation d’avoir à endurer les approches, les sollicitations et les tentations du péché ; nous supplions le Seigneur de maintenir notre conscience au repos, parfaitement et pleinement délivrée de tout commerce avec le mal.