Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/345

Cette page n’a pas encore été corrigée

des occasions de m’exercer. Nous n’aimons pas à voir nos erreurs relevées, et toute observation dans ce sens n’est acceptée et ne saurait avoir de l’effet qu’autant qu’elle nous est faite en manière de conversation, sans qu’on semble vouloir nous régenter ; on ne considère pas si les objections présentées sont justes, mais seulement comment, à tort ou à raison, on les réfutera : au lieu de les accueillir à bras ouverts, nous les recevons avec nos griffes. Il me serait assez pénible de m’entendre dire par mes amis : « Tu es un sot, tu rêves » ; cependant j’aime qu’entre gens galants on ait le courage de son opinion, que les mots traduisent exactement la pensée. Il faut nous fortifier l’ouïe et l’endurcir contre les tons par trop doucereux et cérémonieux. — J’aime une société où règne une familiarité forte et virile, une amitié qui se complaît dans l’âpreté et l’énergie qu’elle apporte dans ses relations, tel l’amour qui mord et égratigne jusqu’au sang ; une conversation n’est suffisamment vigoureuse et ardente qu’autant qu’elle est querelleuse, qu’elle n’est pas civilisée et policée au point de redouter les chocs et d’être gênée dans ses allures, « car il n’y a pas de discussion sans contradiction (Cicéron) ». — La contradiction ne me cause pas d’irritation, mais éveille mon attention ; je presse mon contradicteur et fais mon profit de ses arguments ; la recherche de la vérité ne devrait-elle pas être le but commun de l’un et de l’autre ? Que répondre, si déjà la colère a infirmé notre jugement ; si le trouble, devançant la raison, s’est emparé de notre esprit ? — Il serait utile qu’un pari s’engageât entre ceux qui discutent, pari qui serait gagné par celui qui aurait raison ; cela constituerait un témoignage matériel, qui nous permettrait de nous rendre compte des conversations dans lesquelles nous aurions le dessous, si bien que mon valet pourrait me dire « L’année dernière, il vous en a coûté cent écus, en vingt fois différentes, pour avoir été ignorant et entêté. » — Je fais fête à la vérité et la caresse en quelques mains que je la trouve ; je capitule allégrement et, vaincu, je lui tends mes armes du plus loin que je la vois approcher ; pourvu qu’on ne le fasse pas d’une manière trop arrogante et impérieuse, j’éprouve plaisir à être repris et suis, plus souvent par politesse que parce que je me repens, dans la meilleure intelligence avec ceux qui m’ont montré mes torts. Par la facilité que je mets à me rendre, je cherche à encourager les gens à me reprendre librement et à les en récompenser * alors même que c’est à mes dépens.

Toutefois, il est[1] assurément malaisé d’amener tous les hommes de l’époque actuelle à penser ainsi ; ils n’ont pas le courage de corriger autrui parce qu’ils n’ont pas le courage de souffrir être corrigés, et leur langage, quand ils se trouvent en présence les uns des autres, manque toujours de franchise. Pour moi, j’ai tant de plaisir à être connu et jugé, que la forme sous laquelle on me connaîtra, qu’on me condamne ou qu’on m’approuve, m’est indifférente ; mes idées sont si souvent contradictoires, qu’elles se condamnent ellesmêmes, et il m’importe peu qu’un autre le fasse, vu surtout que je

  1. *