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partie de ces imperfections. Celui qui n’a part ni au hasard, ni à la difficulté, ne peut prétendre à bénéficier de l’honneur et du plaisir qui suivent les actions qui présentent des risques. — C’est pitié d’avoir un pouvoir tel que tout cède devant vous ; une telle fortune rejette trop loin de vous la société et ceux qui vous tiennent compagnie, elle vous plante trop à l’écart. Cette commode et lâche facilité à faire que tout s’abaisse sous vous, exclut tout plaisir de n’importe quelle sorte ; elle fait que vous glissez et ne marchez pas ; c’est dormir, ce n’est pas vivre. Représentez-vous un homme omnipotent : il est sous une oppression constante ; il faut qu’il vous demande de lui faire l’aumône de lui résister et de l’entraver dans ses volontés ; son bonheur n’est pas complet et il en souffre.

Leurs talents et leurs vertus ne peuvent se manifester ; on leur cache leurs défauts ; comment s’étonner qu’ils commettent tant de fautes ? — Les bonnes qualités des princes sont, en eux, comme mortes et non avenues ; car elles ne se manifestent que par comparaison, et, chez eux, le point de comparaison n’existe pas ; ils ne connaissent guère les louanges de bon aloi, étant toujours affligés d’une approbation continue, qui jamais ne varie. Ont-ils affaire au plus sot de leurs sujets ? ils n’ont pas le moyen de prendre avantage sur lui : « C’est parce qu’il est mon roi, » dit celui-ci ; et, ce disant, il lui semble avoir donné suffisamment à entendre qu’il s’est prêté à être vaincu. Par ce fait qu’ils sont rois, leur grandeur étouffe et absorbe toutes les autres qualités réelles et essentielles qu’ils peuvent posséder et qui ne peuvent se faire jour ; elle ne leur laisse, pour se faire valoir, que les actions qui les touchent, telles que les devoirs de leur charge ; un roi a une si haute situation, qu’en lui on ne voit qu’elle. Elle constitue en dehors de lui une atmosphère lumineuse qui l’environne, le cache et nous le dérobe ; notre vue, arrêtée et aveuglée par ces flots de lumière, ne pouvant les pénétrer, cesse de percevoir ce qu’ils lui voilent. — Le sénat romain avait décerné à Tibère le prix de l’éloquence ; il le refusa, estimant que l’eût-il mérité, il ne lui eût pas été possible de se prévaloir d’un jugement rendu par une assemblée aussi peu libre de ses actes.

Comme on leur concède tout ce qui peut les honorer, on en arrive à autoriser et aggraver leurs défauts et leurs vices, non seulement en les approuvant mais aussi en les imitant. — Dans l’entourage d’Alexandre, chacun portait, comme lui, la tête inclinée sur le côté ; et les flatteurs de Denys, lorsqu’ils étaient en sa présence, se heurtaient entre eux, poussaient et renversaient ce qui était à leurs pieds, pour paraître avoir la vue aussi courte que lui. Etre affecté de hernie a été parfois un titre de recommandation et de faveur ; j’ai vu des gens simuler la surdité. Plutarque a vu des courtisans qui, parce que le maître haïssait sa femme, répudiaient la leur qu’ils aimaient ; bien plus, le libertinage, les mœurs les plus dissolues, et aussi la déloyauté, le blasphème, la cruauté, l’hérésie, tout comme la superstition, l’irréligion, la mollesse et encore