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que la crainte de Dieu et la valeur d’une gloire qui s’acquiert si rarement doivent les inciter à ne pas succomber, la corruption de ce siècle leur en fait une obligation ; et si j’étais à leur place, il n’y a rien que je ne fisse plutôt que de livrer ma réputation à la merci de gens si dangereux. De mon temps, le plaisir de conter ses bonnes fortunes (plaisir qui ne doit guère le céder en douceur à la chose elle-même) n’était permis qu’à ceux qui avaient un ami unique et fidèle, qu’ils prenaient pour confident ; à présent, dans les réunions et à table, on passe le temps à se vanter des faveurs obtenues et l’on révèle les plus intimes secrets de l’alcôve. C’est vraiment trop d’abjection et de bassesse de cœur, que de révéler ainsi ouvertement et donner en pâture aux commentaires et à la malignité de tous, ces épanchements intimes si tendres, si délicats ; c’est le fait de personnes ingrates, indiscrètes et volages.

La jalousie est une passion inique ; le préjugé qui nous fait regarder comme une honte l’infidélité de la femme, n’est pas plus raisonnable. — Notre exaspération inique et immodérée contre les faiblesses de la femme, vient de cette maladie qu’est la jalousie, la plus malsaine d’entre celles qui affligent l’âme humaine en laquelle elle soulève les plus violents orages. « Qu’est-ce qui empêche de prendre de la lumière à la lumière ? celle-ci s’en trouve-t-elle diminuée (Ovide) ? » La jalousie et l’envie sa sœur me paraissent les plus ineptes de toutes nos infirmités morales. De cette dernière, qui passe pour être une passion si tenace et si puissante, je ne puis guère parler ne l’ayant, Dieu merci, jamais ressentie ; quant à la jalousie, je la connais au moins de vue. Les bêtes l’éprouvent Une de ses chèvres étant tombée amoureuse du berger Cratis, son bouc, par jalousie, vint, pendant qu’il dormait, choquer sa têle contre la sienne et la lui écrasa. Nous avons, à l’exemple de certaines nations barbares, exagéré cette fièvre ; comme de juste, les âmes les mieux disciplinées n’y échappent naturellement pas, mais sans en perdre la raison : « Jamais un homme adultère, percé de l’épée d’un mari, n’a rougi de son sang les eaux du Styx (Jean Second). » Lucullus, César, Pompée, Antoine, Caton et autres de bravoure incontestable, furent des maris trompés et le surent, sans en faire autrement de tapage ; il n’y eut, à cette époque, qu’un Lépide qui fut assez sot pour s’en tourmenter au point d’en mourir : « Malheureux ! si ton mauvais destin veut que tu. sois pris sur le fait, tu seras trainé par les pieds hors du logis, et par les voies qui leur seront ménagées, raves et surmulets s’introduiront en toi (Catulle) ! » — Quand Vulcain, au dire du poète, surprit sa femme avec un autre dieu, il se contenta de les livrer tous deux à la risée de tous les autres dieux, « ce qui fit dire à l’un d’eux des moins austeres, qu’il consentirait bien, lui aussi, à subir une telle honte (Ovide) ». Vulcain ne se dérobe pas, pour cela, aux douces caresses que lui offre l’infidèle et, tout en se réchauffant sur son sein, lui reproche la défiance dont, en raison de cette vengeance maritale, semble empreinte son affection : « À quoi bon tant de détours ?