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ou de sa maîtresse, il préfère voir arriver une mésaventure honteuse ? quelle est celle des deux dont l’infortune l’affligerait le plus ? à laquelle il désire le plus de grandeur ? il n’y a pas de doute que ce ne soit à celle qui lui est unie par un mariage en bonnes conditions.

Par cela même qu’on en voit si peu de bons, on peut en apprécier le prix et la valeur. Tout bien considéré, il n’est rien dans notre société qui soit plus beau qu’un tel mariage. C’est là une institution dont nous ne pouvons nous passer et nous l’avilissons à qui mieux mieux ; il en advient comme de ce qui se voit aux cages d’oiseaux ceux qui sont dehors, se désespèrent de n’y pouvoir entrer ; ceux qui sont dedans, ont le même désir d’en sortir. Socrate auquel on demandait ce qui valait le mieux de prendre femme ou de n’en pas prendre, répondit : « Que vous fassiez l’un ou l’autre, vous vous en repentirez. » C’est une association de laquelle on peut justement dire « L’homme est à l’homme, ou un dieu (Cécilius), ou un loup (Plaute) » ; il faut que de nombreuses qualités se rencontrent pour la créer. En ce temps-ci, les âmes simples chez le peuple s’y prêtent volontiers, parce que les plaisirs, la curiosité et l’oisiveté n’occupent pas en eux une place prépondérante ; par contre, les caractères portés à la débauche, comme est le mien, qui sont rebelles à toutes liaisons et obligations de quelque nature que ce soit, y sont moins propres : « Il m’est plus doux de vivre exempt de cette chaîne (Pseudo-Gallus). »

Montaigne a cédé à l’exemple et aux usages, mais il répugnait au mariage ; il en a, nonobstant, observé les lois à un degré dont il ne se croyait pas capable ; ceux qui se marient avec la résolution contraire ont grand tort. — À suivre mon inclination naturelle, je me serais enfui plutôt que d’épouser la sagesse en personne, si elle m’eût voulu ; mais nous avons beau dire, les coutumes et les usages admis de tous nous entraînent. La plupart de mes actes sont une conséquence des exemples que j’ai eus sous les yeux, bien plus qu’ils ne découlent de mes préférences ; à celui-ci notamment je ne suis pas venu de moi-même, on n’y a amené ; j’y ai été porté par des circonstances qui y étaient étrangères, car même les choses qui présentent des inconvénients peuvent, par le fait de quelques particularités et accidents, devenir acceptables, et il n’en est aucune si laide, si vicieuse, si évitable soit-elle, qui ne puisse en arriver là, tant les dispositions de l’homme sont versatiles. J’y ai été porté, certainement plus mal préparé alors et plus à contre-cœur que je ne le suis aujourd’hui après en avoir essayé ; et, pour si licencieux qu’on me tienne, j’ai, en vérité, plus sévèrement observé les lois du mariage que je ne l’avais promis et espéré. Il n’est plus temps de se montrer récalcitrant, quand on s’est laissé entraver ; il faut se garder d’engager imprudemment sa liberté, mais après qu’on en a accepté les obligations, il faut observer les lois d’un devoir qui est réciproque, ou au moins faire effort à cet effet. — Ceux qui se prêtent à ce marché avec des sentiments