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trêve, chassons les maux et les difficultés avec lesquels nous sommes aux prises : « Que la vieillesse se déride, lorsqu’elle le peut encore (Horace) ; — il est bon d’adoucir par l’enjouement les noirs chagrins de la vie (Sidoine Apollinaire). » — J’affectionne une sagesse gaie et sociable, et fuis une rudesse de mœurs par trop austères ; toute mine rébarbative m’est suspecte « comme aussi la tristesse arrogante d’un visage renfrogne, — car dans cette foule de gens au maintien sévère se cache plus d’un débauché (Martial) ». Je crois Platon de bon cœur, quand il dit que les humeurs, suivant qu’elles sont faciles ou difficiles, sont de grande influence sur la bonté ou la perversité de l’âme. Socrate avait une physionomie qui jamais ne variait, toujours sereine et riante ; ce n’était pas comme le vieux Crassus qui avait sans cesse l’air mécontent et qu’on ne vit jamais rire. La vertu est foncièrement gaie et enjouée.

Ceux qui se blesseront de la licence de cet ouvrage devront bien plutôt blâmer la licence de leurs propres pensées ; quant à lui Montaigne, il ose dire tout ce qu’il ose faire ; il croit du reste que la confession de ses fautes aura peu d’imitateurs. — Je sais que parmi les gens qui se scandaliseront de la licence de mes écrits, s’en trouveront fort peu qui n’auraient à se scandaliser davantage de la licence de leurs pensées ; j’écris bien suivant leur goût, mais j’offense leurs regards. Il est de bon ton de critiquer les écrits de Platon et de passer légèrement sur les relations qu’on lui prête avec Phédon, Dion, Stella, Archéanassa. « N’ayez pas honte de dire ce que vous n’avez pas honte d’approuver tout bas. » Je hais un esprit hargneux et triste qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie et ne songe qu’à ses peines, ne considère qu’elles, comme les mouches qui ne peuvent se tenir sur une surface bien polie et bien lisse et qui s’attachent et reposent sur ce qui est rugueux et raboteux, ou encore comme les ventouses qui ne recherchent et ne soutirent que le mauvais sang.

Du reste, je me suis fait une loi d’oser dire tout ce que j’ose faire, et vais jusqu’à regretter que toute pensée ne puisse être publiée ; le pire de tous mes actes, la pire de toutes les situations en lesquelles je puis être, ne me semblent pas si laids, que je ne trouve de laideur et de lâcheté à ne pas oser les avouer. Chacun est discret quand il se confesse, on devrait bien l’être aussi quand on agit ; la hardiesse dans la faute est quelque peu atténuée et maîtrisée par la hardiesse à la confesser ; qui s’obligerait à tout dire s’obligerait à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire. Dieu veuille que cette licence excessive de ma part décide les autres à plus d’expansion, en tenant moins compte de ces vertus timorées et minaudières nées de nos imperfections, et que le sacrifice de ma modestie les amène à ce qui est raisonnable. Il faut, quand on veut les conter, reconnaître ses vices et les étudier ; ceux qui les cachent aux autres, se les cachent d’ordinaire à eux-mêmes ; ils ne les considèrent pas comme suffisamment dissimulés, s’ils les aperçoivent ; ils les soustraient et les déguisent à leur propre conscience : « Pourquoi per-